Printemps 1989. Jacques Darrigrand avait envisagé un moment l’édition par sa maison J&D d’un ouvrage sur Mitterrand à Latché dont il comptait me confier la rédaction après le succès de mon livre « ethno-culinaire » sur les secrets de la cuisine basque. Projet qui n’avait jamais vu le jour – sans doute à la suite de quelques coups de fil du secrétariat élyséen désirant sauvegarder la quiétude présidentielle » - mais qui m’avait mis en route, par une belle après-midi ensoleillée, vers la Thébaïde présidentielle...
« Samedi 30 août 1975. Latche. chaque jour ou presque, je visite mes chênes. Ce rite amuse mon entourage qui rit de moi quand j'affirme qu'ils changent à vue d'œil. C'est vrai pourtant. Je les ai plantés en novembre. Au printemps, les chevreuils affamés ont tiré sur la fragile écorce et l'ont déchiquetée. J'ai dû, avec l'aide de mon ami pépiniériste, coller un mastic sur les plaies et cerner le pied d'un réseau de fil de fer barbelé. Cet été, la sécheresse a brûlé les feuilles encore tendres (quel coup au cœur, ces panaches soudain flétris, roussis !) et, depuis les premières pluies, tombées après le 15 août, je guette la naissance des bourgeons qui m'apprendront que la vie a gagné. Ni pour les arbres, ni pour les hommes il n'est d'heureuse saison ». (François Mitterrand, « L'Abeille et l’Architecte »).
À peine marquée sur des cartes même détaillées, une petite route étroite qui ne semble conduire nulle part quitte brusquement la départementale 652 qui relie Soustons à l'axe touristique des plages landaises, entre Capbreton - Hossegor et Vieux Boucau, souvenir de l'ancienne embouchure de l'Adour.
Un panneau détourné semblait indiquer une fausse direction comme pour tromper le fureteur indésirable. Ce chemin goudronné qui serpente à travers la forêt landaise, contourne la partie occidentale du lac de Soustons pour aboutir à Azur, petit village du Marensin, en tous points semblable aux hameaux voisins.
Le voyageur non averti ne pouvait donc que s'étonner de trouver dès le départ de cet agreste itinéraire de multiples panneaux d'interdiction absolue de stationner, espacés tous les cent mètres environ. Une pareille insistance ne s'expliquait qu'à un brusque détour : à peine aura-t-on eu le temps d'apercevoir une petite ferme landaise, plutôt pauvre d'aspect, avec une cour « bric-à-brac » et des volailles courant en tous sens. Un spectacle banal, somme toute, en terre landaise.
Pourquoi, dès lors, ces gendarmes menaçants en treillis et arme au poing, dont la martiale vigilance sur cette basse-cour caquetante et sur deux ânes dans un pré attenant ne laissait pas de surprendre ?
Derrière ce classique décor de la vie paysanne landaise , l’observateur attentif décelait cependant deux allées protégées par des guérites. La première, barrée d’une chaîne, menait à un bâtiment caché par les arbres : c’était la demeure du président. La seconde aboutissait à une construction landaise typique, une ancienne bergerie transformée en maison d’habitation dont on apercevait les larges baies vitrées entre les pins : le domaine de son fils Gilbert.
Impossible de s’attarder, le pandore de service vous invitait à circuler et, quelques mètres plus loin, après avoir effleuré la rive du lac et laissé « La Paillotte », on entrait à Azur.
Une fourchette réputée
Dès l'abord du village, le gentil bistrot qui faisait également office de tabac vous invite toujours à marquer une de ces étapes dont la simplicité et l'authenticité de la table participe d'une vraie gastronomie de terroir.
Derrière les fourneaux, Yvonne Bedat perpétuait la solide tradition culinaire landaise de ses parents et grands-parents, lorsque l'Auberge du Soleil s'appelait "Le Café au Soleil"... Une bonne soupe de légume, façon garbure, agrémentée d'un confit ou d'un os de jambon – « Vous savez, assurait la maîtresse de ces lieux, à la campagne, on ne gaspille jamais rien, il restait le haut du jambon, je le fais cuire dedans ! » Je me rappelai alors les confidences de François Mittterrand dans son « Portrait Total » concernant d'anciennes granges de la propriété qu'il sauva du pourrissement en les démontant par morceaux. Il les avait consciencieusement entreposé pour les reconstruire à Latche, quelques années plus tard : « C'est triste de voir en pleine forêt landaise, ces vieilles granges abandonnées, en voie de perdition. Elles perdent leur toit, les bois pourrissent, et c'est fini. Comme elles sont construites en bois, et que ce bois est jointé, on peut très bien séparer les pièces. C'est chevillé. Il suffit de numéroter chaque pièce pour les reconstituer. Je l'ai fait une fois pour avoir des communs. La seconde grange, j'ai voulu la sauver du bulldozer. Je l'ai achetée. Je l'ai transportée. Je ne savais pas quoi en faire. Cinq ans après, c'est devenu la maison d'habitation de mon fils cadet! »
Mais revenons à la carte de notre hôtesse : une excellente terrine de foies de volaille à l'armagnac, du salmis de pintade au vin de Chalosse, du gibier en période de chasse... De grandes gueules, ces chasseurs. « Un dimanche », raconte le fils Bedat, « le Président était arrivé à vélo, et ils n'hésitèrent pas à l'interpeller d'une manière qui se voulait "familière" : "Hé, François, tu vas nous payer l'apéro !"
Sans s'offusquer, celui que d'aucuns nommaient "le Sphynx", invita les chasseurs, s'installant parmi eux pour deviser des affaires du pays, de la chasse ». Car l'Auberge du Soleil était vite devenue une des tables préférées du Président. « Souvent, il arrivait accoutré simplement, à la manière des gens d'ici : grosses bottes de caoutchouc, pantalon de velours usé, chemise épaisse, vieille casquette - il en avait une collection -, comme quelqu'un qui va dans les bois. On voit qu'il se trouve ainsi à l'aise ».
Simplicité de la mise, simplicité dans les relations avec les Bedat quand il allait saluer Yvonne dans sa cuisine, ou que l’on avait dû éteindre l’incendie qui menaçait sa « Rodéo » lorsqu’il avait oublié d’ôter le frein à main. Un autre jour, il avait recueilli deux auto-stoppeuses hollandaises au bord de la route avant de les déposer au camping de « La Paillotte »… Simplicité des goûts culinaires, également : revenu à plusieurs reprises cet été-là, il était retourné à l'auberge la veille des cérémonies du 14 juillet avec son beau-frère, l'acteur Roger Hanin. Avant de commander une sole, le Président fit ses délices des harengs aux oignons-pommes de terre du buffet de hors d'œuvres : « il n'en avait pas goûté depuis si longtemps ! » Plus généralement, François Mitterrand était attaché à la fraîcheur et à la qualité des produits, et il appréciait le foie gras sous toutes ses formes, ainsi que les huîtres chaudes que lui préparait Cousseau à Magescq. Il aimait également celles de "l'Operne", à Biarritz, avec les fruits de mer et les poissons, ainsi que La Galupe à Urt où Christian Parra lui avait préparé le repas d’anniversaire de ses cinquante ans de mariage tout en lui chantant du Brel. Et certains d’affirmer qu’avant de quitter ce monde, il désira garder aux papilles une dernière fois la délicate saveur d’un ortolan !
Rêveries d'un promeneur solitaire
Par dessus tout, François Mitterrand aimait s'isoler à Latche au plus fort de la tempête politique qui agitait le pays. Il se trouvait en communion avec la nature, ses arbres qu'il soignait et qu'il avait personnellement plantés avec l'aide du pépiniériste Boyrie, qui se souvient avoir planté ses premiers pins avec lui en 1965, puis des chênes et des arbres fruitiers- dont Danielle Mitterrand s'était beaucoup occupée. « Il avait un très beau béret rouge, racontait M. Boyrie, mais vu les problèmes qu'il y avait avec les Basques, sa femme n'était pas trop d'accord pour qu'il le porte, si jamais un photographe le surprenait - Mais lui ne tint pas compte des propos de sa femme, et continua de porter le fameux béret basque ».
Le Président revenait d'ailleurs régulièrement dans sa vieille « Rodéo » rendre visite aux premiers arbres qu'il avait plantés sur un terrain de Hossegor.
C'était avant l'acquisition de Latche, il avait loué puis acheté une maison qu'il avait fait reconstruire après un incendie. N'ayant pas le téléphone, il lui arrivait souvent de venir passer des coups de fil (gratuits, au grand dam du propriétaire) dans la cabine de l'Hôtel Beauséjour, proche du Lac. L'histoire de la fameuse « grue » de Latche avant la lettre.
Il allait de temps en temps acheter son journal au kiosque, assistait à une inauguration dans la commune voisine. En qualité de président, il effectua des visites officielles au Pays Basque : en 1984, à la mairie de Bayonne, tout en reconnaissant la revendication de l’identité culturelle basque, il déclara à Henri Grenet ne pas vouloir « laisser déchirer le tissu de la France ». Ne l’accusait-on pas de ne pas avoir respecté son engagement de créer un département basque ? Dix ans plus tard, à l’occasion du Sommet franco-africain des chefs d’Etat de novembre 1994, Didier Borotra lui remettait un makila en lui rappelant qu’il s’était déjà rendu à Biarritz après la guerre en tant que jeune secrétaire d’Etat : Mitterrand lui répondit à mi-voix « qu’il valait mieux ne pas le dire »…
Il aimait disputer une partie de golf à Hossegor ou à Moliets, avec un des rares amis de la Côte Basque qu'il admit à sa table en verre tournante de Latche (pour faciliter le service des convives) : Coco Léglise, instituteur biarrot et, comme lui, passionné de lecture.
Car les beaux livres et les arbres constituaient la nourriture essentielle de ce président qui engendra tant de haines farouches, mais aussi de solides amitiés.
Il entraîna parfois les dirigeants du monde dans ses promenades : le Russe Gorbatchev, l’Espagnol Gonzalez, Suares, l’Allemand Kohl. Mais aujourd'hui, le temps et l'Histoire ont suspendu leur vol à Latche, toponyme en basque archaïque signifiant le ruisseau, le cours d'eau. Le jardin secret s'est tu. Je me suis plus d’une fois demandé si l’on avait bien annoncé le décès de l'architecte aux abeilles de ses ruches (*), comme il était de tradition ?
(*) François Mitterrand est (entre autres) l’auteur de « L’abeille et l’architecte ».