Il n'y a pas que la Vendée qui ait souffert de « populicide » (terme utilisé par le révolutionnaire Gracchus Babeuf dans son pamphlet « Du système de dépopulation… ») sous la Révolution. Et on évoque rarement la déportation des Basques du Labourd et des confins bas-navarrais en ce tragique mois de février 1794. Des archives disparues dans des incendies ou des traces effacées intentionnellement n’ont laissé subsister que des mémoires conservées dans certaines familles et des inscriptions recueillies au XIXe siècle par quelques chercheurs courageux sur les tombes dans les cimetières encore intacts jalonnant le chemin de croix des déportés.
Sous le porche de l’église de Sare se trouve une plaque rappelant le sacrifice de Madeleine Larralde. Ce témoignage s’inscrit dans le douloureux épisode de la déportation des Basques en février et mars 1794. Des communes entières furent vidées de leurs habitants en quelques heures, comme dans le Cambodge de Pol Pot où ont sévi les tortionnaires khmers rouges. Au Pays Basque, des dizaines de milliers d’habitants moururent dans d’atroces souffrances, on ne les a jamais comptés exactement, mais le rapport est énorme eu égard à la population du Labourd ; c’est la province qui fut essentiellement touchée par ce véritable nettoyage ethnique. qui affecta durablement le Pays Basque il y a exactement 220 ans.
Comment peut-on expliquer les causes profondes de la déportation criminelle d’une population civile ?
D’abord, l’attachement de la population à sa foi face aux persécutions contre l’Eglise. A Itxassou, sous la Terreur, le fils du régent (instituteur du village) préféra se laisser brûler les pieds plutôt que de dévoiler la cachette où avaient été déposés les vases sacrés de l'église (dans l'épaisseur d'un mur de leur maison « Errientaenea », dans le quartier du Pas-de-Roland).
Pierre Iharour avait 18 ans lorsque des hommes masqués, armés et brandissant des piques le menacent de mort s'il ne veut pas parler.
Les révolutionnaires n’ayant rien trouvé par eux-mêmes, se saisissent alors de Pierre Iharour, lui attachent les mains derrière le dos ; ses pieds sont ensuite solidement garrottés et on les expose, une demi-heure durant, à un feu de genêts, largement alimenté. Toute une année il eut à souffrir des suites de ce traitement cruel. Au rétablissement du culte, il rapporta à l'église d'Itxassou les magnifiques vases sacrés offerts naguère à la paroisse par Pedro d'Etchegaray (qui avait fait fortune à Séville au XVIIe siècle).
C'est à partir de 1792 que les persécutions s’accentuèrent, en particulier à la suite de la proclamation le 17 septembre de l'acte de bannissement du 26 août 1792 qui exila les prêtres insermentés au milieu de nombreuses vexations. La violence emporta ainsi l'abbé François Dardan originaire d’Isturitz qui fut massacré à la prison des Carmes, à Paris, avec les autres confesseurs de la Foi, le 2 septembre 1792. La loi de déportation du 26 août condamnait les prêtres à sortir de France dans un délai de quinze jours, sous peine d’être déportés en Guyane et passibles de dix années de détention. Les prêtres basques émigrés optèrent en général pour l'Espagne : le diocèse de Calahorra reçut alors mille cinq cent clercs. Il y en eut cependant qui passèrent en Angleterre, en Hollande et en Allemagne. Cependant, beaucoup de prêtres se cachèrent grâce à la complicité des populations qui leur étaient dévouées et, en véritables contrebandiers de la foi utilisant la frontière comme zone de repli, ils exercèrent au péril de leur vie, un ministère clandestin, tout comme les benoîtes qui, elles non plus, ne furent guère épargnées des révolutionnaires. Parmi ces «contrebandiers de la Foi », il convient de signaler les parents de Michel Garicoits à Ibarre, village bas-navarrais au pied du col d’Osquich, réuni à celui de Saint-Just au XIXe siècle. Arnaud Garicoits (maison Garacotchea) et Gratianne Etcheberry (maison Ordokia) étaient d’une famille paysanne assez pauvre qui avait traversé les épreuves de la Révolution et la déportation des Basques en aidant les persécutés. Bien des prêtres, traqués par les révolutionnaires, s’étaient réfugiés chez les Garicoits avant d'être discrètement conduits par Arnaud en Espagne. C’est sans doute l’un d’eux qui avait baptisé le petit Michel.
Le Biarrot d’Albarade, ancien ministre de la Marine sous la révolution, se justifiera plus tard d’avoir tenté d’adoucir le sort des « prêtres insermentés déportés à la Cote d’affrique entre les 28 et 32 degrés de latitude Nord par décret de la Convention Nationale »…
Il suffit de consulter la lettre adressée au comité de Salut Public par les représentants du peuple dans le département des Landes (qui ne représentaient qu'eux-mêmes), Ichon et Dartigoeyte, envoyés auprès de l’armée des Pyrénées afin d'en évaluer « le délabrement où elle se trouve », lettre datée du « Bourg-Saint-Esprit », le 20 avril 1793, l’an II de la République française :
« Ne comptez pas trop sur les Basques, car le fanatisme les dispose en faveur des Espagnols ; on nous a assuré que tous les Basques de la frontière du côté des camps vont habituellement se confesser en Espagne, et les commandants des camps nous disent qu’on ne ne peut se fier à aucun Basque, qu’ils sont en pays ennemi et qu’en cas d’échec ils auraient les Basques sur les bras. Cette idée peut être exagérée, mais le fanatisme religieux deviendrait funeste et les confesseurs ont grand soin d’égarer le peuple, en représentant nos soldats comme des impies ».
Autre explication, sans doute, également, à ce crime : la radicalisation du pouvoir central à Paris.
On est en pleine révolution, les événements intérieurs se précipitent alors qu’au Pays Basque l’opinion publique est plutôt modérée. Bayonne est un pôle marchand et libéral. Toujours d'après Ichon et Dartigoeyte : « Nous croyons que les Bayonnais ont du civisme, mais nous avons remarqué que les gros négociants influencent le peuple. Ces gens-là n’envisagent que leur commerce, leurs intérêts ; il serait bon qu’une garnison nous mît sans inquiétude. Les citoyens du Bourg Saint-Esprit sont de francs républicains, mais en trop petit nombre pour la garde de la citadelle. Un renfort de volontaires augmenterait l’énergie des patriotes ». Pour secouer cette torpeur, des commissaires envoyés de Paris vont constituer des « comités de surveillance », sorte de hiérarchie parallèle afin de surveiller les conseils municipaux : celui de Saint-Jean-de-Luz prendra la décision fatale de cette déportation.
Le déroulé des événements
22 février 1794 : un arrêté des « représentants du peuple » Pinet et Cavaignac décrétait « infâmes » les communes de Sare, Itxassou et Ascain, et ordonnait l'éloignement de tous leurs habitants à plus de vingt lieues. La mesure fut aussitôt exécutée : après avoir été entassés dans leur église, 2.400 habitants de Sare furent conduits dans 150 charrettes à Ciboure et à Saint-Jean-de-Luz rebaptisée « Chauvin-Dragon » où ils furent soumis aux quolibets, vexations et lapidations des membres de la « Société Révolutionnaire ».
Parqués dans les églises et d'autres bâtiments désaffectés, ils furent bientôt rejoints par des milliers d'autres compatriotes arrachés à leur maison à Saint-Pée, Itxassou, Espelette, Ascain, Cambo, Macaye, Mendionde, Louhossoa, Souraïde, Aïnhoa, Biriatou etc...
Saint-Jean-de-Luz et ses environs ne constituèrent qu'une première étape sur le chemin de croix des malheureux. Bientôt s’ébranla sur les routes le long cortège des déportés accompagné de charrettes où l'on avait jeté pêle-mêle ceux qui ne pouvaient marcher par eux-mêmes : vieillards, femmes en train d’accoucher, enfants en bas-âge et grabataires. L'itinéraire fut spécialement établi de manière à traverser des quartiers mal famés, notamment à Saint-Esprit, où une population trouble et famélique leur réserva le plus terrible des accueils...
L'hiver 1794 fut particulièrement rigoureux, avec des températures 15° au-dessous de zéro qui faisaient mourir en chemin les prisonniers les plus faibles, les plus âgés et les enfants.
On relève ainsi parmi les inscriptions tombales des cimetières jalonnant le parcours des suppliciés : Françoise Larregain, d’Ascain, 2 mois. Françoise Duhart, d’Ascain, 8 mois. Pierre Darhamboure, d’Ascain, 7 mois. Etienne Lissarade, d’Itxassou, 7 ans. Jean Garat, 3 ans. Michel Camino, de Sare, 11 ans. Michel Etchave, 9 ans. Martin Etcheverry, de Sare, 80 ans. Jean Delicetche, de Souraïde, 80 ans, etc. Les enfants qui réussissaient à survivre à ce cauchemar étaient livrés à eux-mêmes.
L'arrivée des survivants à destination - des églises et des bâtiments désaffectés des Landes, du Gers, du Lot-et-Garonne, des Hautes-Pyrénées et du Béarn, jusqu’au Cantal et en Lauraguais - ne signifia aucunement la fin de leur supplice, bien au contraire.
Le 24 mai 1794, les autorités révolutionnaires décidèrent que les déportés seraient soumis à des travaux forcés, publics ou chez les particuliers. Les Basques ne pouvaient quitter la commune à laquelle ils étaient assignés, sous peine d’être mis aux fers pendant six ans pour les hommes, ou six ans de prison pour les femmes, avec au préalable, une exposition d'une heure pendant trois jours « sur l'échafaud, au regard du peuple ».
Le supplice des déportés basques prit fin à partir du 28 septembre 1794, quand les survivants furent autorisés à rentrer chez eux. Les déportés trouvèrent leurs maisons dévastées, pillées et brûlées, la terre en friche ou les récoltes volées, les bourgs vidés de leur population. La ruine était totale. De timides mesures de répartition n'aboutirent pratiquement jamais, quelques responsables furent vaguement inquiétés. Il ne nous reste de cette terrible époque que des chants comme celui des fugitifs de Sare « Sarako iheslarien Kantua ».