La longue histoire commence quelque part, dans une belle demeure de la région parisienne nommée Triste-le-Château. Dans un grand salon un vieillard corpulent, monsieur Levy (José Maria Pou) joue quelques notes sur un piano : il attend un détective qui doit lui amener de Shanghai sa fille disparue, une eurasienne.
Le détective Julio Arenas (José Coronado) précédé d’un serviteur chinois, entre dans la vaste pièce poussant devant lui une jeune femme rétive. Il exhibe une photo en noir et blanc afin de prouver l’identité de celle-ci.
Une conversation s’engage entre le vieux juif sépharade et le détective autour d’une tasse de thé. Cette longue scène est la première du tournage d’un film intitulé La mirada del adios (Le Regard de l’adieu). Sans transition, nous sommes dans le jardin de la propriété ; des plans fixes, insistants, montrent une statue en pierre : le dieu Janus avec ses deux visages, l’un tourné vers le passé l’autre vers l’avenir …
Julio Arenas, un acteur célèbre dans les années 1990 a disparu sans laisser de traces pendant le tournage de ce film. Seules deux bobines (16 minutes) ont été mises en boîte. Son corps n’a jamais été retrouvé ; la police, après enquête, a conclu à une mort accidentelle. L’affaire est classée, définitivement.
Vingt-deux ans plus tard, une émission de télévision de grande écoute consacre une soirée à cette mystérieuse disparition. La présentatrice de l’émission contacte Miguel Garay (Manolo Solo), le réalisateur de La mirada del adios, un artiste oublié, par ailleurs meilleur ami du disparu : ils ont effectué ensemble leur service militaire dans la marine.
Une photo des deux amis en uniforme prise sur un destroyer espagnol en témoigne. Désargenté, Miguel Garay accepte de collaborer et prépare pour l’émission, un dossier sur ce drame opaque. Il contacte son vieil ami projectionniste, Max Roca (Mario Pardo), qui détient des boîtes en fer rondes renfermant des pellicules de films oubliés lesquels n’intéressent personne : l’ère nouvelle est au numérique. Pour Max, le cinéma s’est arrêté à la mort du cinéaste danois Carl Theodor Dreyer. (1889/1968) : « les miracles au cinéma, c’est fini depuis que Dreyer est mort ».
La programmation prochaine de l’émission de télévision consacrée à l’ami disparu ravive le passé de Miguel. Retiré du monde, il habite une sorte de campement sur le sable fait de bric et de broc, en bordure de la Méditerranée avec pour compagnon un chien et des voisins « hippies » sympathiques. Il décide d’enquêter sur Julio, sa part d’ombre, en interrogant ses proches : sa fille Ana Arenas (Ana Torrent), son ex-épouse Belen Granados (Maria Léon), etc. Les résultats décevants, inaboutis, raniment le passé douloureux de Miguel esseulé, retiré du monde, depuis vingt-ans en Andalousie.
Miguel s’est forgé une vie : il pêche non loin des côtes avec un collègue ; ils revendent leurs poissons à des restaurateurs. C’est peu lucratif, mais il s’en contente. Son existence s’écoule avec ses réminiscences et ses fantômes du passé : des regrets mais pas de repentir.
L’émission de recherche de disparus passe à la télévision : elle est inepte … Miguel déçu reprend le cours monotone de sa vie … Mais un appel téléphonique va changer le cours des choses …
Fermer les yeux est le quatrième long métrage de Victor Erice (83 ans). C’est un cinéaste « parcimonieux » découvert en 1973 avec son premier chef d’œuvre, L’Esprit de la ruche (El espiritu de la colmena -Concha d’or au Festival de San Sebastian) qui relate la vie réelle et fantasmée d’une petite fille (Anna Torrent, 7 ans) en 1940 au terme de la guerre d’Espagne (1936/1939).
Ce film a été distribué à la fin de l’ère franquiste, peu de temps avant la mort du « Caudillo » (1892/1975). Victor Erice a poursuivi dix ans plus tard par Le Sud (El sur - 1983), « une pièce d’orfèvrerie (sur l’enfance) qui va droit au cœur et a l’intellect ». Enfin, Le Songe de la lumière (El sol del membrillo - 1992) œuvre envoûtante sur le minutieux (des mois en extérieur !) travail du peintre espagnol célèbre, Antonio Lopez Garcia, exécutant avec lenteur un tableau sur un cognassier planté dans son jardin : hymne à la lumière du soleil qui modifie la perception. Trois films œuvres majeures étalées sur quatre décennies (1973/2023).
Fermer les yeux est le récit diffracté d’un homme meurtri, au soir de sa vie, Miguel Garay, ayant échoué dans sa vie personnelle et professionnelle, autrefois écrivain à succès, enquêtant sur son ami soudainement disparu : séducteur compulsif, professeur de tango, mauvais mari et père inconstant.
Dans son dernier opus, Victor Erice par son récit inventif (avec citations d’autres cinéastes !), labyrinthique, au rythme lent (2heures 49 minutes) nous égare (dans une longue première partie) puis nous capte dans ses méandres (portrait en « creux » de Miguel) pour mieux conclure sur une « aporie » du cinéma.
Son complice est le projectionniste Max garant du cinéma ancien sur pellicule (insert d’un foliocospe de l’Arrivée d’un train à la Ciotat – 1895- des frères lumière !) avant l’ère du numérique niveleur.
Il est courant d’admettre que « la vieillesse est un naufrage ». Cet aphorisme est contredit par des cinéastes créateurs de formes cinématographiques limpides, épurées, malgré/en dépit de leurs âges avancés. Citons en quelques-uns : les américains Clint Eastwood 93 ans (né 1930) et le documentariste Frederick Wiseman 93 ans (né en 1930) ; l’italien Marco Bellocchio 83 ans (né en 1939) ; le polonais Jerzy Skolimowski 84 ans (né en 1938) et le français Roman Polanski 90 ans (né en 1933).
Fermer les yeux a été sélectionné au Festival de Cannes 2023 dans la section Cannes Première. D’aucuns ont déploré son absence dans la compétition officielle.