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La critique de Jean-Louis Requena
Eo (89’) - Film italo-polonais de Jerzy Skolimowski
Eo (89’) - Film italo-polonais de Jerzy Skolimowski

| Jean-Louis Requena 793 mots

Eo (89’) - Film italo-polonais de Jerzy Skolimowski

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«Eo» de Jerzy Skolimowski ©
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Un flot d’images stroboscopiques. Nous sommes dans un petit cirque polonais où, sur la piste, une jeune femme, Kasandra (Sandra Drzymalska), achève son numéro de dressage avec son âne Eo. Elle aime ce petit équidé qu’elle cajole tant et plus. Le cirque fait faillite : il faut dès lors se séparer de tous les animaux et, bien sûr, au milieu de tous ses chevaux magnifiques, à fier allure, du petit âne Eo. Moment pénible pour Kasandra lors du chargement dans la bétaillère en direction de l’abattoir, le chauffeur, un rien provocateur, affirme qu’Eo fera tout au plus un saucisson …

L’existence d’Eo (Hi-han en polonais) ne s’achèvera pas à l’abattoir : il va vivre de nombreuses péripéties. D’abord, par accident, dans un élevage de chevaux de selles, très entretenus, cajolés, où il sera délaissé, livré à son sort. Puis viendra la fuite éperdue, l’errance, les rencontres amicales ou agressives à travers la campagne polonaise jusqu'en Italie …

La vie aventureuse du cinéaste polonais Jerzy Skolimowski (84 ans) est aussi, en miroir, une errance choisie. Né en 1938 à Lodz, il a vécu, enfant, dans des conditions dramatiques : l’occupation de la Pologne par les armées allemandes. Son père, ingénieur des chemins de fer, membre de la résistance polonaise, a été arrêté par les nazis dès 1941 : il meurt dans le Camp de concentration de Flossenbürg en 1943. Sa mère prend le relais de son mari dans la résistance ; elle survit miraculeusement. Enfant de santé fragile, Jerzy est souvent alité. A 10 ans, en 1948, il suit sa mère à Prague, capitale de la Tchécoslovaquie, où elle est attachée culturelle. En 1953, avec sa mère, il retourne en Pologne communiste dont le régime déjà autoritaire, s’est entretemps durci ; de surcroît, sa mère n’est pas membre du Parti Communiste … Dans cette ambiance, à 20 ans, en 1958, il publie son premier recueil de poésie Quelque Part Près de Soi mais il ne s’estime pas bon poète.

En 1960, dans une résidence d’écrivains, il fait une rencontre décisive qui va faire bifurquer sa vie : le futur grand cinéaste Andrzej Wajda (1926/2016). Ce dernier l’incite à se présenter au concours d’entrée à l’École nationale supérieure de cinéma, télévision, théâtre Léon Schiller de Lodz, grande ville du centre de la Pologne. Il réussit l’examen d’entrée. Cette école, considérée comme l’une plus importante par la qualité de son enseignement, est destinée à produire des films de propagande communiste au sein de la République populaire de Pologne. Malgré les pressions que l’on imagine sans peine, elle sera une sorte d’oasis culturelle derrière le « rideau de fer » grâce à l’ingéniosité des enseignants et de ses élèves : les films du patrimoine international y sont projetés. Dans ce foyer culturel, il se lie d’amitié avec un élève franco-polonais, Roman Polanski (1933), ami de toute une vie, pour qui il écrira le scénario et les dialogues de son premier film : Le Couteau dans l’eau (1962).

Après quelques courts métrages, Jerzy Skolimowski signe son premier film polonais Signe particulier : néant (1964) à l’âge de 28 ans, début d’une trilogie Walkover (1965), puis La Barrière (1966). Son film suivant Le Départ (1967) est récompensé par un Ours d’or au festival de Berlin. Son cinquième film Haut les mains (1967) est interdit par la censure car considéré comme antistalinien (il ne sortira qu’en 1981 !). Dès lors, le jeune réalisateur décide de ne plus tourner dans son pays et s’exile en Angleterre, à Londres, où il retrouvera son compatriote Roman Polanski. 

Sa carrière cinématographique chaotique dans plusieurs pays (Angleterre, États-Unis, France, Italie) ne comprend que 18 films malgré sa longévité (près de 60 ans). Il est vrai qu’à plusieurs reprises, face aux difficultés, il a interrompu celle-ci en étant de concert, un acteur demandé et artiste peintre reconnu. 

A 84 ans Jerzy Skolimowski démontre avec son dernier opus Eo, qu’il rien perdu de sa maestria. Son film est un long voyage, un parcours de vie animale christique, vu à travers le regard d’Eo (pas moins de six ânes furent nécessaire : Hola, Tako, Marietta, Ettore, Rocco et Mela !) de sa Pologne natale, brumeuse, à L’Italie ensoleillée. Le metteur en scène a choisi un format inusité (1.50 :1) lequel favorise l’intimité, l’expressivité des gros plans (la tête d’Eo), ainsi que les plans oniriques, fantastiques, insérés, dans le déroulé du récit. A cela s’ajoute la qualité impressionnante de la photographie de deux chefs opérateurs polonais, Michal Dymek et Pawel Edelman, un ancien élève de l’École nationale de cinéma de Lodz. La bande son originale de Pawel Mykietyn (musique et bruits d’ambiance) est tout aussi remarquable en précédant les effets visuels ou, à contrario, les soulignant. C’est du bel art ; une leçon de cinéma !

Eo a été projeté en sélection officielle au Festival de Cannes 2022. Il a été récompensé par un prix du jury.

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