Du sourire et des dieux
« Nous ne devons pas avoir honte de la lumière mythique qui repose sur notre théologie.
Nous ne devons pas être inquiets à propos des "parallèles" et des "Christ païens" : ils devraient être là - ce serait un obstacle s’ils ne l’étaient pas.
Nous ne devons pas, par fausse spiritualité, refuser notre accueil imaginatif.
Si Dieu choisit d’être mythopoïétique (créateur de mythes) - et le ciel lui-même n’est-il pas un mythe ? - allons-nous refuser d’être mythopathiques (sensibles aux mythes) ? (1)
(1) C. S. Lewis, Le mythe devenu fait, 1944.
1. Le Christ est le vrai mythe.
« Vivre, c’est être pris à l’intérieur d’un conte de fées » (1).
Il est des nuits où le vent se lève soudain, froissant l’obscurité, et échafaudant les ombres, souffle fort sur les feuilles et fait vaciller l’ordre tranquille de la pensée.
Ce fut une nuit pareille, un dimanche de septembre 1931, où trois amis marchèrent côte à côte sur Addison’s Walk, ce sentier sinueux qui enlace une île paisible, au creux de la rivière Cherwell, dans les jardins du Magdalen College d’Oxford. C. S. Lewis, J. R. R. Tolkien et Hugo Dyson, trois âmes assoiffées d’invisible, laissèrent leurs pas résonner sur la terre humide, tandis que leurs voix, légères et graves, s’élevaient comme une brise nocturne, portant leurs pensées vers des hauteurs insoupçonnées.
Dans sa biographie (2) de J. R. R. Tolkien, Humphrey Carpenter relate le dialogue suivant entre Lewis et Tolkien :
« Mais, dit Lewis, les mythes sont des mensonges, même si ce sont des mensonges soufflés à travers de l'argent. »
« Non, dit Tolkien, ils ne le sont pas. »
Et, en désignant les grands arbres de Magdalen Grove, alors que leurs branches se pliaient sous le vent, il prit un autre chemin de réflexion.
« Tu appelles un arbre un arbre, dit-il, et tu ne penses rien de plus de ce mot. Mais ce n’était pas un ‘arbre’ avant que quelqu’un ne lui donne ce nom. Tu appelles une étoile une étoile, et tu dis que c’est juste une boule de matière qui se déplace sur un parcours mathématique. Mais c’est seulement comme tu la vois. En donnant des noms aux choses et en les décrivant, tu inventes seulement tes propres termes à leur sujet. Et tout comme la parole est une invention sur les objets et les idées, ainsi le mythe est une invention sur la vérité. »
La soirée avait commencé la veille, autour d'un dîner où, entre deux verres et quelques éclats de rire, s'était glissée une question ancienne et profonde : qu'est-ce qu'un mythe ? Cette interrogation, simple en apparence, porta la discussion bien au-delà de minuit, jusqu'à ces heures fragiles où la nuit hésite à céder sa place au jour. Vers trois heures, Tolkien prit congé, laissant Lewis et Dyson poursuivre le fil d'une réflexion qui allait changer le cours d'une vie. La vie de Lewis.
Dans une lettre (3) adressée à son ami Arthur Greeves, Lewis raconta cette scène quelques jours plus tard :
« Nous avons commencé à parler de métaphores et de mythes, interrompus par une bourrasque de vent qui s'est levée si soudainement dans la douce soirée paisible, faisant tomber tant de feuilles que nous pensions qu'il pleuvait. Nous avons retenu notre souffle, les deux autres appréciant cette extase presque autant que vous l'auriez fait. Nous avons poursuivi (dans ma chambre) sur le christianisme : une conversation longue et satisfaisante qui m'a beaucoup appris ; puis nous avons discuté de la différence entre amour et amitié et avons finalement dérivé vers la poésie et les livres ».
Le vent, ce souffle venu d'ailleurs, portait un secret. Comme un murmure d'infini dans les branches, il invitait ces âmes en quête à lever les yeux vers l'invisible, à sentir la respiration d'un mystère plus grand que leurs mots. Et cette nuit-là, Lewis comprit ce que Tolkien appelait "le mythe vrai" : non pas une fable tissée de rêves, mais une histoire réelle, un récit d'éternité venu s'inscrire dans la trame du temps. Le christianisme, dit Tolkien, n'est pas un mythe inventé par l'homme ; il est le mythe accompli, celui que Dieu lui-même a écrit avec le sang d'un amour crucifié. Lewis, qui jusque-là n'avait vu dans les mythes qu'un jeu d'ombres fascinantes, sentit alors ce basculement intérieur, cette déchirure douce-amère d'une certitude nouvelle. Plus tard, il écrivit à Greeves ces mots (4) :
« Dyson et Tolkien m'ont montré ceci : si je rencontre l'idée de sacrifice dans une histoire païenne, cela ne me dérange pas ; si je rencontre celle d'un dieu se sacrifiant lui-même, je l'aime profondément et en suis mystérieusement ému. De même, l'image du dieu mourant et ressuscitant (comme Balder, Adonis, Bacchus) me touche profondément, à condition que ce soit en dehors des Évangiles. Or, l'histoire du Christ est un mythe, mais un mythe vrai : un mythe qui agit sur nous comme les autres, avec cette différence essentielle qu'il s'est réellement passé ».
Cette nuit-là, le temps cessa d'être un tyran. Lewis découvrit cette ouverture dans le tissu du quotidien où l'éternité se laisse entrevoir, ce tremblement intérieur que Rilke décrivait comme le frisson sacré de l'invisible. Cette sehnsucht (5), cette soif d'ailleurs, trouvait enfin son chemin, non pas vers un mirage, mais vers une Présence réelle, là, au creux de la chair du monde.
Des années plus tard, Lewis écrivit un poème (6) intitulé Ce que l'oiseau disait au début de l'année, en souvenir de cette nuit et de cette révélation. Ce poème, gravé sur une plaque à Addison's Walk, résonne comme une promesse, une espérance :
« J'ai entendu, sur Addison's Walk, un oiseau chanter clairement :
Cette année, l'été s'accomplira. Cette année, cette année.
Le vent n'arrachera pas les fleurs des pommiers, cette année ;
Ni la sécheresse ne détruira les pois.
Cette année, la nature du temps ne vous défera pas,
Ni les promesses volées par les heures fuyantes.
Cette fois, elles ne vous ramèneront pas en arrière,
À l'automne, un an plus vieux, par le même chemin usé.
Cette année, cette année, comme ces fleurs le prédisent,
Nous échapperons au cercle et briserons l'enchantement.
Souvent trompé, ouvrez pourtant à nouveau votre cœur.
Vite, vite, vite, vite ! – les portes sont ouvertes ».
Notes
(1) Christian Bobin, La lumière du monde, Gallimard, 2001.
(2) Humphrey Carpenter, J. R. R. Tolkien: A Biography, 1977.
(3) Lettre à Arthur Greeves, 22 septembre 1931.
(4) Lettre à Arthur Greeves, 18 octobre 1931.
(5) Le concept de Sehnsucht chez C. S. Lewis est l’un des éléments fondamentaux de sa pensée et de son itinéraire spirituel. Sehnsucht, terme allemand souvent traduit par "nostalgie", "désir ardent" ou encore "aspiration profonde", désigne une sorte de mélancolie intense, une sensation d’émerveillement et de perte à la fois, une soif inextinguible de quelque chose d’inaccessible.
(6) C. S. Lewis, What the Bird Said Early in the Year, 1936.