Le déluge de feu, d'acier et de mitraille déversé sur la « ville sainte des Basques » le 26 avril 1937 continue d’alimenter encore certaines interrogations des historiens ainsi que les revendications et les polémiques autour du célèbre tableau de Picasso.
Au-delà des bilans controversés des victimes, des intentions des autorités nationalistes espagnoles de l’époque - les affirmations contradictoires de Franco ou de ses généraux – ainsi que celles d’officiers aviateurs allemands à propos d’un exercice de l’aviation hitlérienne pour tester de nouvelles armes, une chose est sûre : ces bombardements de la population civile sans défense dans une ville présentant apparemment une faible valeur stratégique militaire avait marqué les esprits à cause de l'ampleur du massacre et de la valeur symbolique de Guernica et de son chêne sacré.
« Lorsqu’on parle du bombardement de Gernika », note l’universitaire Jean-Claude Larronde, « on peut dire qu’il y a l’histoire du bombardement en lui-même mais aussi qu’il y a toute l’histoire – de 1937 à nos jours - de la polémique sur le bombardement ». Il semble paradoxal que la signification attribuée au fil des ans au bombardement soit devenue plus importante que le bombardement lui-même : « Comment ce bombardement – qui certes a fait plusieurs centaines de victimes, mais n’est qu’un pâle reflet par exemple du bombardement de la ville allemande de Dresde par les Alliés qui, en février 1945, à la fin de la seconde guerre mondiale fit 135 000 victimes - comment ce bombardement a-t-il pu avoir de telles répercussions et comment a-t-il pu acquérir une telle dimension universelle ? Or, moins d’un mois avant le bombardement de Guernica, celui de Durango, le 31 mars 1937- premier jour de l’offensive du général Mola sur la Biscaye – n’avait-il pas fait plus de 300 morts et de nombreux blessés, tout en ayant beaucoup moins de retentissement ? Certes, il avait été moins intense à Durango, et sans bombes incendiaires. Mais ces détails techniques n’expliquent pas tout. Déjà, le correspondant du Times à Bilbao en 1937, George Steer avait noté que pour les Basques, Guernica signifiait davantage que Durango » !
« Repenser Guernica »
Si cet épisode historique qui compte beaucoup pour les Basques n’a bénéficié cette année que d’une commémoration très discrète en présence du maire de la ville (il vient de se relever d’un accès de coronavirus) accompagné d’un danseur et d’un txistulari, pandémie oblige, du moins, parmi les innombrables écrivains (en particulier "Le roman de Guernica" de Paul Haim publié chez Albin Michel) et artistes qu’il inspira (chez nous, il a été reproduit sur les arbres de la forêt des Aldudes pour protester contre un projet minier, et à Sare par l’association Axuri’arte), c’est évidemment le tableau de Picasso qui est le plus célèbre. Or, malgré les campagnes répétées de signatures lancées par la mairie de Guernica et d’autres institutions basques afin d’obtenir du ministère de la culture espagnol le transfert définitif en Euskadi de l’œuvre, celle-ci se trouve toujours au musée « Reina Sofia » de Madrid où elle est même mise en exergue actuellement grâce au site internet « Repenser Guernica » qui présente une recherche approfondie constituée d'environ 2000 documents. On remarquera l'étude du tableau en gigapixels : parallèlement aux dernières technologies appliquées à la connaissance, à l'analyse et à la conservation du patrimoine artistique, cette étude regroupe un grand nombre d'images issues de la peinture, tant de la surface picturale que de l'arrière et du cadre, à l'aide d'un système robotique avec différents capteurs. La peinture a été soumise de toutes parts à un balayage systématique avec différentes fréquences lumineuses (lumière visible, ultraviolette, infrarouge, radiographie) qui, avec la technique en 3D, a permis de connaître précisément son peinture. Ainsi, les marques d'abrasion, de crépitement, de cire, de fissures, de taches, de repeints, de coups de pinceau sous-jacents, entre autres composants identifiés, ont été localisées sur la toile. En plus de révéler des informations liées à l'état de conservation de la peinture, l'interprétation de ces images en gigapixels offre des indices pour regarder de plus près le processus de création et d'exécution technique de Picasso : https://guernica.museoreinasofia.es/
Les avatars « basques » du « Guernica »
Le gouvernement républicain avait commandé à Picasso une grande toile pour le pavillon espagnol de l'Exposition Internationale de Paris, en 1937. L'artiste travaillait déjà depuis quelque temps sur des gravures représentant « les songes et les mensonges de Franco », il s'en inspirera lorsque le bombardement de Gernika, cristallisant ses idées, lui fit réaliser sa célèbre peinture. Selon les universitaires Fernando Martin et Joseba Zulaika (dans « Guggenheim Bilbao. Cronica de una seduccion »), une première approche de l'artiste avait été effectuée par le peintre José Maria Ucelay, commissaire basque de l’exposition, qui aurait cependant préféré une œuvre d’Aurelio Arteta pour représenter Euskadi.
Toujours est-il que c’est Picasso qui eut les faveurs du gouvernement républicain de Madrid, décisionnaire en la matière.
Sa peinture réalisée, Picasso la montra d'abord par courtoisie au ministre de la justice, Manuel de Irujo, d'origine basque, qui lui déclara sans ambages, « qu'elle lui procurait la rage au cœur », ce qui était bien la volonté affirmée de l'auteur ! Plus tard, sur l'initiative du député basque Jauregui et en souvenir des victimes de Guernica, Picasso (resté unique propriétaire de l'ouvre tout en ayant touché 150.000 F pour sa réalisation) songea à l’offrir au gouvernement basque en exil, pour peu que le président Aguirre lui en fît la demande.
« Pourquoi donc aurais-je besoin de cette satanée croûte ? » aurait répondu le Lehendakari (la phrase exacte aurait été « Para que quiero yo esa birria de cuadro ? », ce qui correspondrait à « pourquoi voudrais-je cette cochonnerie de tableau ? »).
Il semble, par ailleurs, que contrairement à beaucoup d’affirmations, Max Aub, attaché culturel à ambassade d'Espagne, sous-commissaire du Pavillon espagnol à l'Expo de 37 et commanditaire de la fresque avait attribué à Picasso 150.000 F pour les frais de réalisations sous la condition précise que « quand l'exposition serait terminée, l'artiste resterait l'unique et absolu propriétaire de la peinture, et qu'il pourrait en faire ce que bon lui semblait. Le gouvernement espagnol, du passé, du présent ou de l'avenir, n'a rien à faire avec Guernica ». (lettre de Max Aub du 23 janvier 1970 citée par Herbert Southworth dans « La destruction de Guernica », Ruedo Iberico 1975 - page 362).
Une bible mozarabe du Xe siècle
« Last but no least », comme disent les Anglais, des chercheurs n’avaient pas manqué même « d’accuser de plagiat » Picasso en comparant son tableau à une bible mozarabe datée de 920 et conservée aux archives de la cathédrale de Léon. « La ressemblance des enluminures ornant ce document avec les figures du tableau de Picasso évoqueraient plus qu’une coïncidence », affirment les spécialistes, citant en particulier « le taureau symbolisant dans la bible l’évangéliste Saint Luc, ainsi que le cheval dont la gueule laisse échapper une espèce de couteau ou de pointe de lance, et même les figures humaines, bien que dans une moindre mesure, ainsi qu’une espèce de métamorphose fondant les éléments végétaux et les animaux, et les végétaux avec les humains, comme dans la bible de Léon ».
Cette Bible fut exposée à Barcelone en 1929 et huit ans plus tard à Paris, soit en 1937, année de la réalisation de son tableau par Picasso « qui aurait pu ainsi s’en inspirer », affirme le directeur du Musée de la Cathédrale de León, Máximo Gómez Rascón.
Alexandre de La Cerda
Légendes :
- Le « Guernica » de Picasso reproduit à Sare par Axuri’arte
- Détail du taureau de la bible mozarabe de Léon que copia Picasso.