Récemment a eu lieu au Musée d’Etat d’histoire de la littérature russe à Moscou la présentation du livre « L’Évangile de Dostoïevski » écrit par le métropolite Hilarion de Volokolamsk, président du Département des relations ecclésiastiques extérieures du Patriarcat de Moscou et recteur de l’Institut des Hautes-Études Saints-Cyrille-et-Méthode. La projection d’un fragment de la série documentaire du métropolite Hilarion « L’Évangile de Dostoïevski » réalisée en l’honneur du bicentenaire de la naissance de l’écrivain avait accompagné l’événement.
Un livre qui soulève d’autant plus d’intérêt que c’est un théologien parmi les plus renommés qui en est l’auteur et que le nouveau livre de Mgr Hilarion lève le voile sur le monde spirituel et sur la vision du monde du grand écrivain russe.
Pour sa part, le hiérarque de l’Eglise orthodoxe a relaté les raisons pourquoi il avait composé cet ouvrage dans lequel il décrit en particulier l’œuvre de Dostoïevski comme une proclamation prophétique et apostolique de l’Évangile du Christ : « Au début de l’année dernière, j’avais été invité par un vieil ami, le diplomate Alexandre Iakovenko, qui fut en son temps adjoint au ministre des Affaires étrangères, puis ambassadeur en Grande-Bretagne. Il est aujourd’hui recteur de l’Académie de diplomatie du ministère des Affaires étrangères.
Il m’avait montré un fac-similé de l’Évangile ayant appartenu à Dostoïevski. Il s’agit d’une édition exceptionnelle (...) contenant également un second tome où sont rassemblées toutes les citations que Dostoïevski a tirées de l’Évangile, toutes les allusions à l’Évangile chez Dostoïevski, accompagnées des commentaires et des notes de l’écrivain.
J’ai été si impressionné par cette édition, une rareté à très petit tirage, que je n’ai pu cacher mon désir de l’acquérir. Quelques semaines plus tard, j’ai reçu cette édition en cadeau. Elle était accompagnée d’un message où s’exprimait l’espoir que ce livre me serait utile dans mes recherches.
Puis la pandémie de coronavirus est venue, je me suis retrouvé malade, au lit, puis en quarantaine. A la fin de l’été, j’ai repris en main cette édition, je l’ai attentivement étudiée et j’ai eu envie de réaliser un film sur l’Évangile de Dostoïevski. D’autant plus que le bicentenaire de sa naissance et le 140ème anniversaire de sa mort approchant, il était bon de réaliser une série documentaire. La vidéo qui vous est aujourd’hui présentée est un extrait du film qui, je l’espère, sortira cet automne.
Le film a formé la base du livre que je présente aujourd’hui. En général, j’écris d’abord un livre, puis on en fait un film. Cette fois, c’est le contraire.
Certes, après tout ce qui a été écrit en matière d’études dostoïevskiennes, il est très difficile de dire quelque chose de nouveau ou d’original sur ce grand écrivain et prophète russe ainsi que son œuvre qui ont été étudiés en long, en large et en travers. Mais, en commençant un livre ou en réalisant un film, je ne me donne jamais pour objectif de dire absolument quelque chose d’original. Bien plus, je n’écris jamais mes livres pour quelqu’un d’autre que pour moi. J’écris pour éclaircir un thème à mes propres yeux, pour mettre les choses au clair. C’est le processus d’écriture qui m’intéresse avant tout. Si ces livres sont ensuite publiés, s’ils sont lus, c’est, je dirais, un effet secondaire du processus.
Dostoïevski a joué un grand rôle dans ma propre biographie spirituelle. J’ai découvert cet écrivain à l’adolescence. Écolier, j’ai lu pratiquement toutes ses œuvres. Ensuite, pendant des années, je ne les ai pratiquement plus ouvertes, mais son image, ses idées étaient présentes dans ma vie.
Quand j’ai vu cette édition de l’Évangile de Fiodor Dostoïevski, j’ai pris conscience du volume de travail colossal effectué sur ce sujet et j’ai aussi compris à quel point, à quelle profondeur Fiodor Mikhaïlovitch avait étudié ce livre sacré, ce qui m’a encouragé dans mon travail.
Le titre de mon livre, « L’Évangile de Dostoïevski », a un double sens. J’y parle, d’une part, de l’Évangile de Dostoïevski, du livre qu’il a lu toute sa vie, du bagne à sa mort. Ce livre est toujours conservé à la Bibliothèque nationale, et j’ai eu le bonheur de le tenir en main. J’ai voulu parler de l’influence qu’il a eu sur l’œuvre de Dostoïevski en partant des quatre romains de son « grand pentateuque » : « Crime et châtiment », « L’Idiot », « Les Démons » et « Les Frères Karamazov ». En partant aussi, bien sûr, de sa vie, de sa biographie qui n’est pas racontée de façon suivie dans le livre : j’y expose seulement les faits se rapportant à son cheminement spirituel. Et ce cheminement n’a pas été simple.
Ce matin, pendant la réunion de la Commission synodale biblique et théologique, dont je suis le président, nous avons étudié l’œuvre d’un de nos grands théologiens, l’archimandrite Sophrony (Sakharov). Dans ses livres, le père Sophrony décrit souvent les trois périodes de la vie spirituelle : le don de la grâce, son recul et sa réacquisition. Au départ, se manifeste en l’homme ce qu’on appelle en termes théologiques la grâce préalable : Dieu touche son cœur. Cela peut arriver dans la petite enfance, dans l’enfance, à l’adolescence. C’est un premier contact avec Dieu, encore inconscient, qu’on perd ensuite, passant par une étape de crise, où l’on se croit abandonné de Dieu. Ensuite, l’homme retrouve Dieu, mais à un tout autre niveau. Le père Sophrony a fait cette expérience.
On observe un cheminement semblable chez Dostoïevski. Il fut éduqué dans la foi chrétienne, il connaissait dès l’enfance les principales histoires de l’Écriture Sainte, de l’Ancien et du Nouveau Testament. Il les aimait, sa conscience enfantine en était imprégnée. Ensuite, il se laissa séduire par les idées des socialistes utopistes, entraînement qu’il paya de plusieurs années de bagne. Fait intéressant, Dostoïevski n’a jamais considéré ce châtiment extrêmement dur comme injuste. Non, c’était juste, car le peuple russe nous aurait condamné, dit-il. Dostoïevski comprenait que le Seigneur Lui-même l’avait conduit par cette épreuve, afin que son « hosanna » passât par le creuset du doute et qu’il parvînt à un tout autre niveau de perception de la foi et du christianisme.
Ayant fait l’expérience terrible, tragique du bagne, qu’il vécut l’Évangile à la main, au sens propre et au sens figuré, il en revint un autre homme. C’est là que se forma son credo, dans lequel le Christ occupe une place centrale.
Dans ses principales œuvres, Dostoïevski cherche à approcher l’image lumineuse du Christ.
Dans « Crime et châtiment », il parle de ce qui précède le début de la renaissance spirituelle de l’homme. Comme on s’en souvient, un retournement se produit lorsque Sonia lit à Raskolnikov le récit de la résurrection de Lazare. Le roman s’achève sur un motif évoquant la régénération de l’homme déchu : le bagnard Raskolnikov garde un Évangile sous son oreiller. Un épisode assurément autobiographique.
Dans « L’Idiot », Dostoïevski cherche à reproduire l’image du Christ à travers l’image christique du prince Mychkine.
Dans « Les Démons », Dostoïevski se montre prophète, disant ce que sont le christianisme et l’anti-christianisme. Il est le seul homme de son temps à avoir discerné dans l’idéologie socialiste non seulement un contrepoids au capitalisme, mais aussi une doctrine politique antireligieuse, affirmant que le socialisme ne remplacerait pas le capitalisme, mais le christianisme. Cette idée fut reprise par Berdiaeff, sur lequel les idées de Dostoïevski eurent une immense influence. Dans « Les Démons », Dostoïevski met clairement en évidence cette dimension antichrétienne des doctrines qui amèneront plus tard la Russie à la catastrophe, une catastrophe qu'il prophétise.
Enfin, le roman « Les Frères Karamazov » possède, lui aussi, la dimension d’une autobiographie spirituelle. Les trois frères sont une image de Dostoïevski à différentes étapes de sa vie. Chacun d’eux exprime les idées qui étaient les siennes. Le livre contient aussi deux nouvelles tentatives de recréation d’une image christique, avec les personnages d’Aliocha Karamazov et du starets Zosime. Dostoïevski s’approche au plus près de la vie religieuse, de la vie en Église. Il soulève le voile sur le mystère essentiel de l’Église.
Comparant l’œuvre de Dostoïevski à celle d’autres auteurs russes (ce que je fais dans mon livre), avec ce qu’ils disaient de l’Église, on s’aperçoit que l’Église est très peu présente dans la littérature russe, qu’elle est présentée de façon très superficielle. Le seul écrivain à avoir témoigné d’un certain intérêt pour la vie de l’Église est Leskov, mais il se plaisait surtout à parler de choses extérieures, superficielles. Il décrit la vie du clergé, son quotidien ; il représente avec un grand art les petits faits de la vie d’un évêque, mais il ne descend jamais en profondeur, il n’a su ni voir, ni montrer aux lecteurs ce qui fait le cœur de la vie de l’Église. Peut-être est-ce pour cela qu’il perdit la foi, n’ayant pas pu saisir l’essentiel.
Dostoïevski, lui, a su discerner cet Essentiel dans l’Église, c’est-à-dire le Christ vivant. La personne de Jésus Christ, qui est au centre de sa vision chrétienne du monde, de son symbole de foi personnel, lui a inspiré ses œuvres et ses prophéties, elle occupe une place centrale dans toute son œuvre.
C'est en cela que réside le second sens du titre de mon livre, l’Évangile de Dostoïevski, non pas le livre qu'il lut sa vie durant, mais ce qu'il écrivit : c’est la bonne nouvelle qu’il a annoncée par son œuvre à ses contemporains et à leurs descendants, à nous y compris, et aux générations suivantes.
Le destin de ses œuvres est étonnant. La prose de Dostoïevski est traduite dans pratiquement toutes les langues du monde, Dostoïevski est lu dans les pays les plus différents. C’est grâce à elle que les lecteurs du monde entier découvrent la culture russe, l’histoire russe, le Christ, l’orthodoxie. C'est un phénomène absolument extraordinaire. Il y eut quantité de théologiens russes et byzantins, mais leurs œuvres ne seront lues ni en langue swahili, ni aux Îles Seychelles, tandis que Dostoïevski est lu partout et par tous. Le personnage du starets Zosime et ses écrits, le personnage d’Aliocha Karamazov : grâce à l’œuvre de Dostoïevski les lecteurs du monde entier découvrent par eux les idées qu'ils représentent.
C’est pourquoi on peut parler de Dostoïevski comme d’un prophète et comme d’un apôtre, en ces temps de manque de foi, à notre époque de pluralisme, comme on dit, quand les traditions religieuses représentent un marché. Dostoïevski s’adresse en différentes langues aux hommes du monde entier, il témoigne du Christ et de la façon dont le chrétien orthodoxe vit le Christ.
Dostoïevski était profondément orthodoxe, ce qui se découvre dans son œuvre. Il est donc tout naturel que sa fameuse citation : « Si quelqu'un me prouvait que le Christ est hors de la vérité et qu'il fût réel que la vérité fut hors du Christ, je voudrais plutôt rester avec le Christ qu'avec la vérité » est, en quelque sorte, le leitmotiv de toute son œuvre. C’est ce que j’ai cherché à prouver dans mon livre, m’appuyant aussi bien sur les études des spécialistes de Dostoïevski que sur la pensée religieuse russe ; je cite abondamment les philosophes religieux russes et les spécialistes de l’écrivain, attirant l’attention du lecteur sur les aspects chrétiens, religieux de son œuvre. C’est dans ce but que j’ai écrit ce livre ».
Eu égard à ses mérites dans l’étude et la popularisation de l’œuvre de Dostoïevski, dans la culture russe, la défense de la langue russe et l’action caritative, le métropolite Hilarion s’est vu remettre à la fin de la réunion « l’ordre Dostoïevski », une distinction créée par la région de Kemerovo en cette année du bicentenaire de l’écrivain.