Dans un studio d’enregistrement californien, l’ingénieur du son (Leos Carax) s’adresse aux spectateurs en les priant de ne faire aucun bruit durant l’histoire qui va nous être contée. Le groupe Sparks des frères Ron et Russell Mae lance leur chanson : So May We Start. Un long plan séquence démarre rythmé par la musique rock. Les frères Mael, les principaux protagonistes du film, Henry McHenry (Adam Driver), Ann Desfranoux (Marion Cotillard), le chef d’orchestre (Simon Helberg) et quelques choristes se regroupent : ils forment un choeur qui chante à l’unisson jusqu'au boulevard désert qui longe le studio d’enregistrement. Sur le trottoir, ils se séparent rapidement : Henry part sur sa moto Triumph et Ann rejoint sa limousine …
Henry McHenry est une star trash de la stand-up américaine. Enveloppé comme un boxeur dans un peignoir vert, il jaillit sur scène ; s’ensuivent de longs monologues qui font rire le public avide de ses blagues salaces, d’un goût douteux. Filiforme, sec, nerveux, il en arrive à insulter le public qui, conquis, en redemande. On le surnomme le « gorille de dieu ». Son comportement face au public est agressif, autodestructeur, peu raisonnable. Ann, son amour, est calme, douce, indulgente : c’est une « prima donna » qui chante des opéras d’une voix angélique de soprano. A la fin de sa prestation houleuse, Henry vient chercher Ann en moto. Le couple glamour est assailli par les paparazzis … Ils s’échappent en moto dans la nuit vers leur grande maison sous les arbres dotée d’une longue piscine.
Ils s’aiment malgré leurs univers artistiques très différents. Henry s’enfonce de plus en plus dans ses provocations lors de ses prestations sur scène ; Ann, séraphique, évolue dans ses représentations lyriques en « Prima Donna Assoluta » … L’univers violent, sans concession, d’Henry se heurte à celui serein, apaisé, d’Ann. Celle-ci tombe enceinte et accouche d’une petite fille : Annette. La mésentente s’immisce entre Henry et Ann. Les disputes du couple se multiplient : Ann propose à Henry de partir en croisière sur leur yacht avec leur petite fille, une enfant pas comme les autres …
Annette est un film chanté de bout en bout (à la manière Des Parapluies de Cherbourg – 1964- de Jacques Demy) sur la musique et les paroles du groupe rock Sparks également scénaristes. Pour son sixième opus en 37 ans ( !), Leos Carax (60 ans) nous propose une œuvre à l’inventivité constante (scénario, images, son, etc.) sur des images somptueuses de la cheffe opératrice française Caroline Champetier (66 ans) qui avait déjà opéré dans son précédent long métrage (Holy Motors – 2012). Annette, tourné en son direct et en langue anglaise, est constamment surprenant, d’une grande beauté visuelle adaptée à chaque séquence. Durant 2h 20 minutes nous assistons à un déluge d’images, certaines avec des trucages simples à la Georges Méliès (1861/1938), et de voix chantées (son direct, non aseptisé en studio) sur fond de musique rock. Seuls quelques plans furtifs sont en trucages numériques lesquels, souvent au rendu hideux, « cannibalisent » habituellement nombre de films « grand public ». Leos Carax évite ce piège paresseux fabriqué, hors tournage, en post-production, par des informaticiens plus ou moins plasticiens. Il a préféré, et c’est tant mieux, des décors stylisés qui induisent des images oniriques : pour l’écran, on n’a jamais fait rien de mieux avec des toiles peintes, du contreplaqué, de la colle et une lumière adéquate ! Le résultat sur écran et dans les oreilles (si le système de sonorisation de la salle est bon !) est bluffant. Une énergie, une pulsation se dégage d’Annette à la limite de l’overdose car il y a peu de séquences calmes, sans tension. Leos Carax, toujours maximaliste, a poussé plus loin le curseur (images/sons) des opéras rocks que nous avons visionné par le passé : Tommy (1975) de Ken Russell avec le groupe anglais The Who, The Wall (1982) d’Alan Parker avec le groupe anglais Pink Floyd.
Avec Annette, Leos Carax démontre à nouveau qu’il est un grand artiste, un créateur de formes visuelles et sonores qui sont l’essence même du cinématographe. Il est le fils (spirituel ?) de Jean-Luc Godard (90 ans) lui aussi grand formaliste. Dans le lancinant débat entre le fond et la forme, Victor Hugo (1802/1885) affirmait que « la forme, c’est le fond qui remonte à la surface ». Leos Carax est tout entier dans cette affirmation.
Annette, dont la durée est de 2 h 20 minutes, est un peu trop long : certaines scènes sont redondantes ; elles auraient mérité d’être élaguées au montage : c’est le « péché mignon » du réalisateur qui, parfois, se regarde filmer et se félicite de l’étendue de sa grammaire visuelle par ailleurs considérable (les longs plans séquences maitrisés). Dans cet univers à la fois féerique et oppressant, les acteurs sont en tout point remarquables : Adam Driver (Henry Mc Henry, le stand-upper psychopathe), Marion Cotillard (Ann, la cantatrice adulée), Devyn Mc Dowell (Annette, la fille du couple surdouée).
Annette a été présente au Festival de Cannes 2021 en compétition officielle en film d’ouverture. Le film a été récompensé par le Prix de la mise en scène, pleinement justifié.