« J’ai posé le pied en ce point de la vie au-delà duquel on ne peut
plus aller en gardant l’intention de revenir. »
Cristina Campo, Le parc aux cerfs, « Les impardonnables », 2023.
Vers où mes pas me conduisaient-ils chaque jour ? J’écris maintenant, puisque je ne marche plus. Je crois que l’on écrit parce que certaines choses ne veulent pas se séparer de nous — et que nous-mêmes ne voulons pas nous séparer d’elles. Les écrire, c’est l’acte par lequel, à travers la plume et la main, et comme par osmose, elles pénètrent en nous pour toujours. Pourtant, l’on marche parce que la terre veut inscrire en nous ce qu’aucune parole ne saurait dire. Parce qu’il y a des vérités que seul le pas connaît, et des blessures que seule la poussière peut guérir.
1. J’ai laissé le sol du Gers calligraphier lentement mon âme.
Sur quoi posons-nous nos pas ?
Quel est ce sol — cette terre fixe — où l’âme, discrètement, s’écrit en lettres vivantes ? Quelle étrange phrase : « le malheur est la seule pierre angulaire sur laquelle il nous soit donné de poser le pied » (1). Faut-il vraiment poser le pied sur la douleur pour se réenraciner ?
Peut-être…
Pour que nos pas aient dans le réel leur origine, i l faut qu’ils soient poussés par la force vitale comme par une matrice et viennent s’épanouir comme autant de fleurs dans la clarté du chemin.
Il est un préjugé remarquable, et pourtant très répandu, qui consiste à croire que le sens d’un chemin serait d’une dignité plus haute que le chemin lui-même — ou que le simple pas du marcheur. Ce préjugé s’enracine dans une opposition naïve — et somme toute récente — entre l’âme et le corps, entre l’intention et le geste, entre la fin et le commencement.
Mais le pas est déjà une forme de sens incarné, une intelligence pesante. Le chemin ne précède pas l’homme ; c’est le pied qui le trace, en obéissant à la terre. Et le but n’a de réalité que s’il est contenu, mystérieusement, dans chaque pas consentant.
Ne méprise pas ton pas, ô voyageur ardent :
Il porte en lui plus que le but attend.
Le sens n’est pas ailleurs, suspendu dans le vent —
Mais dans l’empreinte vive que tu laisses en marchant.
« L’idiot, dit le proverbe chinois, regarde le doigt quand on lui montre la lune. » Mais certains, facétieux, ont voulu inverser : si c’est l’imbécile qui montre la lune… alors peut-être que le sage, lui, regarde le doigt ? Mais enfin - pourquoi montrer la lune du doigt ?
Ce qu’on désigne s’échappe déjà. La lune ne se montre pas, elle se reçoit. Elle ne s’indique pas — elle se contemple. La lune est une musique blanche. Elle se regarde… ou mieux encore, elle se chante : Alla luna… Quand les yeux se ferment, et que l’on apprend à la contempler sous les paupières.
“Oh come viva in mezzo alle tenebre Sorgea la dolce imago, e gli occhi chiusi La contemplavan sotto alle palpebre !
[...] Spira nel pensier mio la bella imago.”
« O comme vive au milieu des ténèbres / S’élevait la douce image ! Et mes yeux clos / La contemplaient sous mes paupières. [...] Respire en ma pensée la belle image » (2).
Le berger des Écrins chantait :
« Peut-être, si j’avais des ailes pour voler au-dessus des nuages et pour compter les étoiles une à une, ou si j’errais comme le tonnerre de sommet en sommet, peut-être serais-je plus heureux, ô mon doux troupeau, peut-être serais-je plus heureux, ô blanche lune ! » (3).
Mais au fond, il n’avait ni ailes pour voler au-dessus des nuages ni tonnerre. Rien que son doigt. Ou son pied. Surtout son pied. Un peu à la manière du baron de Münchhausen, qui, pour rejoindre la lune, raccourcissait la corde au-dessous de lui pour l’allonger au-dessus. C’est dans la terre que l’on touche le ciel.
Il lui aurait fallu, disons-le, un bon Armagnac !
Et comme l’aurait dit sans doute un moine de La Romieu :
“Un doigt d’Armagnac pour bénir les douleurs,
Deux pour l’oubli, trois pour voir le Seigneur…
Mais quatre, mon fils, c’est la chemin assuré —
Et l’âne (4) qui vous regarde, seul à marcher.”
2. L’Arromieu ou le début chantant des pèlerins joyeux
Ah, Dante — ce poète des âmes errantes — nommait Romieux ceux qui, le cœur en bandoulière, se mettaient en route vers Rome, en quête de la lumière de Pierre. Mais voici que moi, humble pèlerin des jours clairs, je marche non vers Rome, mais vers l’Arromieu, ce doux repli gascon où la pierre a gardé la trace des bénédictions anciennes.
Imaginez, en 1062, deux moines de retour de Rome, fatigués mais rayonnants, qui s'arrêtent dans ce vallon tranquille. Leurs sandales poussiéreuses fondent ici un prieuré, une sauveté, un hôpital — un havre pour les cœurs errants. Les villageois, espiègles et tendres, les appellent "les Roumious", comme on baptise deux étoiles filantes.
Ainsi naquit La Romieu — non seulement un village, mais un silence habité, un chant suspendu. Et moi, en quête de sagesse, je marche sur leurs traces, le sourire aux lèvres et une chanson dans le cœur. Car, voyez-vous, si Rome est le terme solennel des Romieux, l’Arromieu est le début chantant des pèlerins joyeux.
Sur les chemins de Compostelle, je m’en vais,
Par champs dorés, mon âme en paix se tait.
De Rome à l’Arromieu, j’esquisse ma voie,
Avec l’Espérance, la Foi — et parfois, la Joie.
Les étoiles murmurent aux cimes d’argent,
Le vent me parle en langue d’enfant.
Chaque pierre bénie, chaque arbre penché,
Conte une histoire que l’on n’a jamais achevée.
Les Roumious, messagers aux pieds las,
Ont laissé là un parfum, une trace d’au-delà.
La Romieu, douce halte aux jardins étendus,
Offre au passant son silence jamais défendu.
Je poursuis la route, un chant sur les lèvres,
Ma prière s’élève comme brume dans les sèves.
Car si Rome est le sceau des cœurs valeureux,
L’Arromieu est l’aurore des cœurs bienheureux.
Et l’Armagnac ?
Sous les tilleuls, un vieil homme tend un verre,
De ce feu lent qu’on appelle l’Armagnac, sur la terre.
Il dit : "Pèlerin, bois, mais n’oublie pas :
On touche la lune avec ses pas, non avec ses bras."
Pourtant ! C’était un matin clair dans le massif des Écrins. Le ciel y était si pur qu’il semblait sonner quand on le regardait trop longtemps. Le vent descendait des glaciers comme une prière froide, et je marchais avec cette légèreté qui précède parfois la révélation… ou l’erreur. En contrebas d’un cabane de berger, entre deux éboulis et quelques marmottes suspicieuses, un homme apparut. Une barbe de bivouac, un chapeau cabossé par les orages, et dans sa main : un flacon qui promettait mieux que les cartes topographiques. Pas un flacon banal, non… un petit flacon en verre teinté, où luisait, à la manière des élixirs de sorcières bienveillantes, une liqueur verte comme l’espérance fermentée.
— "C’est du génépi, mon ami, me dit-il. Du vrai. Ramassé par la lune, distillé au silence."
J’ai goûté. Une gorgée. Peut-être deux ? Deux canards fort délicieux. Puis, une sieste, large et silencieuse, s’imposa. Mais au réveil… ah ! Mes jambes n’étaient plus miennes : lourdes, lentes, elles semblaient soudées à la terre. Les pierres me regardaient, bienveillantes, presque moqueuses. Non, je n’étais pas ivre — j’étais captif d’un autre rythme, celui du granit et du repos.
Trois jours. Trois jours à mêler les nuages aux pensées, à dormir comme un moine repu de silence, les yeux ouverts sur le ciel, cousant les pensées aux étoiles…. Le génépi, dit-on, soigne les rhumatismes... mais il fige aussi la volonté. J’attendais, cloué de douceur, que mes jambes redeviennent miennes. Et quand enfin j’ai repris la route, le col là-haut m’attendait — au loin, très loin — comme un songe que seul mon corps avait cessé de croire possible. Ce n’était plus moi qui marchais, mais la montagne en moi.
Alors vous comprenez… un Armagnac, là, sur le chemin… Et soudain, j’entends une voix qui chantonne, comme si le silence lui-même s’était mis à fredonner :
“ L’Armagnac, mon cher, n’est pas un alcool…
C’est un vieux philosophe en veste de velours,
Qui vous parle à voix basse, au creux d’un détour,
Et vous fait rire… puis marcher de travers, d’abord.
Le génépi, c’est l’appel des cimes,
Un cri de chardon qui vous mord la poitrine ;
L’Armagnac, lui, c’est un psaume du terroir,
Un psaume un peu ivre qui sent le vieux noir.
Il ne vous assomme pas — il vous ensorcelle,
Il ne vous monte pas à la tête, mais aux ailes.
Et dans le Gers, quand il passe dans le sang,
On confond la colline avec le firmament.”
Eric Trélut, Gabat
Notes :
(1) Cristina Campo, Le parc aux cerfs, « Les impardonnables », 2023.
( 2) Giacomo Leopardi, Canti, « Il primo amore », 1845.
(3) Giacomo Leopardi, Poésies et Œuvres morales de Leopardi, «Chant nocturne d’un berger nomade de l’Asie », 1831.
(4) Ah l’âne ! Lui qui est poète, c’est pourquoi on le croit bête (Francis Jammes). Lui, l’âne (Patience) voit ce qui demeure invisible au philosophe. « Tant que la science ne rendra pas l’homme meilleur / Les oreilles de l’âne auront raison dans l’ombre ! » (Hugo) Et nous savons que la science ne rendra jamais l’homme meilleur ! Là où le philosophe s’élève vers l’idée, Patience s’abaisse vers la chose. Et dans cette humilité minérale du chemin, il voyait ce que les autres ne voyaient pas. Le souffle d’un ange dans une haie. La lumière repliée au creux d’un puits. Et parfois — une voix. Souvenez-vous de Balaam. Le prophète ne voyait rien. Mais l’ânesse, elle, voyait l’ange : "L’ânesse vit l’ange du Seigneur sur le chemin, l’épée dégainée à la main…" (Nombres 22, 23) Elle se détourna. Elle s’arrêta. Elle parla. Et c’est elle qui sauva l’homme aveuglé par son intelligence.