Turquie, Anatolie orientale. Un autobus émerge d’un paysage immaculé. Un homme en descend et s’achemine, dans une neige drue, épaisse, vers un village isolé. C’est la fin des vacances scolaires d’hiver. Samet (Deniz Celiloglu) est professeur de dessin, depuis quatre ans, dans l’établissement scolaire du village. Originaire de la grande ville d’Istanbul, il s’ennuie ferme dans ces paysages rudes, loin de toute vie citadine. Il milite pour se faire muter hors de cette contrée austère : six mois d’été, six mois d’hiver. Samet vit dans une petite maison avec un colocataire, Kenan (Musab Ekici) également enseignant dans le même établissement que lui et qui espère également une mutation.
Tous deux sont sous la gouverne du directeur Bekir, quelque peu carriériste, attentiste, et procédurier. Le niveau des classes n’est pas élevé : les élèves peu attentifs, sans appétence pour l’art plastique, sont médiocres ; ils ne sont pas intéressés par les cours de dessin de Samet. Seule une jolie adolescente, Sevim (Ece Bagci) sort du lot. A ce titre, elle éveille l’intérêt de son professeur d’art plastique affecté par le comportement des autres élèves. Il la reçoit dans son petit bureau encombré …
Son colocataire et coreligionnaire Kenan, a des velléités de rencontre féminine en vue d’un mariage, afin de rompre son isolement, et d’avoir, ainsi, une vie de famille. Samet favorise le contact entre ce dernier et Nuray (Merve Dizdar), une enseignante vivant dans le bourg, à quelques lieux de leur maisonnée. Nuray est une belle femme brune, intelligente, mais meurtrie dans sa chair par un attentat. Les trois enseignants forment un trio déroutant : Samet manipulateur et ironique, Kenan soumis et naïf, Nuray volontaire et mystérieuse.
Plus tard, Semin et Kenan sont convoqués chez le directeur de l’éducation pour une affaire dont ils ignorent tout. Le directeur avenant, les reçoit dans son bureau …
Nuri Bilge Ceylan (64 ans) est un réalisateur turc « installé » dans le cinéma international depuis 25 ans (son premier long métrage de 1997, Kasaba, va être, enfin, distribué en France). Chacun de ses œuvres cinématographiques, en particulier les deux dernières, Winter Sleep (2014) Palme d’or au Festival de Cannes et Le Poirier sauvage (2018) sont des récits de personnages souffrant de mal être (déclassement, ennui, rupture, etc.) qui les incitent à s’interroger lors de longs échanges (dialogues tour à tour interrogatifs, incisifs, péremptoires, qui s’achèvent sans réponse) avec d’autres protagonistes de leur classe sociale ou non. Les rapports de classe dominants/dominés sont très présents dans l’univers cinématographique de Nuri Bilge Ceylan : ils apparaissent comme brutaux à nos regards d’occidentaux.
Ses deux derniers ouvrages dépassent la durée de projection de 3 heures, respectivement 196 minutes (Winter Sleep) et 188 minutes (Le Poirier sauvage). C’est un temps long dans une salle obscure.
Pourtant l’ennui, la concentration, qui nous ferait défaut face à ces longs dialogues, très écrits, ciselés, ne nous lassent pas, nonobstant une mise en image volontairement convenue (champ contre champ sur les acteurs en gros plans).
Le cinéaste a entamé sa carrière comme photographe, aussi remarquons nous son sens du cadrage précis, sa maîtrise de la lumière, éblouissante dans les scènes extérieures neigeuses, ou dans les intérieurs sombres, peu éclairés. Certaines images arrêtées/fixes sont d’authentiques photos que le cinéaste a inséré dans son flux visuel comme ponctuations de pauses « respiratoires ».
La république de Turquie est un immense pays à cheval sur l’Occident (3% du territoire ; 10 millions d’habitants) et l’Orient (97% du territoire ; 70 millions d’habitants), d’Istanbul au dernier village du plateau anatolien, aux frontières de plusieurs pays. Au total, pas moins de huit : Grèce, Bulgarie, Géorgie, Arménie, Azerbaïdjan, Iran, Irak et Syrie ! Une mosaïque d’ethnies en périphérie. Les dirigeants actuels sont écartelés entre la modernité (Mustapha Kemal 1881/1938, fondateur de la Turquie moderne en 1923), et le retour à un passé mythique, centré sur un islam sunnite (L’Empire Ottoman de la Sublime Porte 1299/1923 !), largement phantasmé.
L’œuvre de Nuri Bilge Ceylan est nourrie de ces contradictions : un pays immense aux cultures contrastées toutes à la fois laïques et musulmanes (plusieurs obédiences). Sa femme Ebru Ceylan, à la fois actrice reconnue, sous le pseudonyme de Merve Dizdar (Prix d’interprétation au dernier Festival de Cannes pour le rôle de Nuray) de nombres de ses longs métrages, et également coscénariste de ses trois derniers opus (Winter Sleep, Le Poirier sauvage, et Les Herbes sèches). C’est un couple audacieux qui ne manque pas de courage. Ils narrent par la fiction, les dysfonctionnements de cette société complexe.
Les Herbes sèches sont à la fois un récit linéaire de trois personnages (Samet, Kenan et Nuray) mais au sous-texte et aux non-dit vertigineux. C’est tout l’art de cet attachant cinéaste dont on pourrait croire, de prime abord, que ses trois derniers opus sont inutilement longs (plus de 3 heures) et très bavards.
Mais la magie du cinéma opère dans cette filmographie unique, singulière, même si d’aucuns l’ont comparé, à tort, avec celles d’Ingmar Bergman (1918/2007) ou Michelangelo Antonioni (1912/2007). Les deux réalisateurs suédois et italien ont leurs propres univers, le réalisateur turc le sien, insolite.
Les Herbes sèches sont un grand film sur « l’âme humaine », ses tourments, ses contradictions, ses distorsions. Un voyage dans l’espace (paysages grandioses) et dans le temps (le passé/présent).