Les très riches heures de l'histoire bayonnaise à travers la correspondance d'un "grand serviteur de l'Etat"
Bayonne. 14 avril 1808.
Le soir du jeudi Saint, les églises font sonner leurs cloches à l’unisson, des salves d’honneur sont tirées depuis la citadelle. La ville s’apprête à accueillir un convoi très spécial : l’escorte de l’empereur Napoléon qui descend la rue Maubec parsemée de feuilles de lauriers et de rameaux. Le comte de Castellane, préfet des Basses-Pyrénées depuis 1802 grâce au prince de Talleyrand (un ami de longue date), attend Napoléon au milieu du pont Saint-Esprit. On avait dressé un arc de triomphe sous lequel le maire de la ville devait l’accueillir. Mais l’empereur est pressé et ne veut rencontrer personne, préférant visiter la ville à cheval. Il occupe non pas le palais des gouverneurs où il souhaite installer les souverains espagnols, mais un vaste domaine de 15 hectares agrémenté de jardins à la française et bois de haute futaie, hors des murs de la ville, qu’il choisit lui-même: Marracq. L’empereur n’a qu’un nom en tête: Joseph Bonaparte, son frère aîné, par ailleurs roi de Naples, qu’il avait désigné pour devenir le prochain souverain d’Espagne.
Depuis plus d’un mois, tout a été minutieusement préparé pour l’entrevue de Bayonne…
Cet épisode ne doit rien au hasard. Il est le résultat de l’occupation progressive des grandes villes espagnoles par l’armée française sollicitée à l’origine par l’Espagne pour envahir le Portugal. Le peuple espagnol se soulève contre Charles IV et le ministre Godoy qu’il considère comme les seuls responsables de la situation. Ce soulèvement est préparé par la noblesse qui reconnaît le prince des Asturies Ferdinand comme le roi légitime. Nommé lieutenant général de l’armée d’Espagne par Napoléon, Murat est appelé en renfort par Charles IV pour le protéger contre la tentative de coup d’État de son fils. Cette intervention française est surtout un prétexte pour mettre la main sur Madrid. Faisant étape à Bayonne, Murat demande au comte de Castellane de lui préparer et d’habiller une compagnie basque de 60 hommes pour l’accompagner.
Les renforts arrivent bien trop tardivement et sous la pression populaire, Charles IV abdique en faveur de son fils qui prend le nom de Ferdinand VII. Or, le nouveau souverain n’a guère le choix: son pays est occupé par l’armée française et il doit obtenir le soutien de Napoléon qui ne s’attendait pas à cette prise de pouvoir. Bayonne est tout indiquée pour une rencontre diplomatique, en terre française.
Depuis le 1er mars, le préfet Castellane est à Bayonne où on lui a donné l’ordre de préparer l’arrivée de l’empereur sans en savoir plus sur les enjeux ni les objectifs, et surtout sans se douter qu’il devra y rester jusqu’au 17 juillet ! Il prépare ainsi le logis de Napoléon, inspecte l’hôpital de la ville, fait restaurer les routes, reçoit une succession de généraux ou de ministres dont une partie de la Maison de l’empereur... Il les fait loger, dîner et leur assure des moyens de transport. Tous les jours, le préfet Castellane écrit à son fils, le jeune Boniface, futur maréchal de France, qui est alors l’aide de camp du général Mouton en Espagne. C’est un moment sacré qu’il ne manque jamais: lorsqu’il commence une lettre le soir, il la reprend et la complète deux ou trois fois le lendemain, précisant à chaque fois le lieu et l’heure d’écriture. Dans ses lettres, le préfet tente de rester discret sur les faits dont il est le témoin car il sait qu’une fois lues, Boniface les remet à son général qui en profite pour se tenir au courant des dernières actualités politiques. Le général Mouton doit beaucoup au comte de Castellane grâce auquel il a pu se hisser haut dans l’armée.
« En attendant Sa Majesté, tu vois, mon unique ami, que la maison de ton père est une espèce de cour. »(lettre du comte de Castellane à son fils du 19 mars 1808)
« Cette lanterne magique de généraux et d’officiers qui se succèdent, cette espèce d’auberge que je tiens inutilement, commencent à m’ennuyer. »(lettre du comte de Castellane à son fils du 20 mars 1808)
Le 11 avril, l’infant Don Carlos arrive à Bayonne devançant son frère Ferdinand pour complimenter l’empereur. Une délégation de députés portugais se présente le lendemain devant le préfet pour obtenir une audience de Napoléon dans le but de renégocier les frais imposés à leur pays depuis son invasion. Le jour même, on lui confirme l’arrivée imminente de l’empereur à Bayonne qui souhaite être reçu en cérémonie conformément au décret des honneurs et préséances. Deux jours avant son arrivée, le comte de Castellane ne semble toujours pas connaître les véritables enjeux de son séjour qui restent encore un secret d’État.
« J'ai toujours souhaité recevoir l’Empereur dans le département qu'il a bien voulu confier à mes soins ! C'est un beau moment pour moi ! Et cependant, puis-je considérer sans préoccupation ma situation actuelle, dans une ville où il est impossible de recevoir dignement l'Empereur, qui traitera ici les plus grands intérêts peut-être? »(lettre du comte de Castellane à son fils du 12 avril 1808)
L’évènement tant attendu est arrivé. Le cortège impérial entre dans la cité mais l’empereur ne voulant rencontrer personne, le préfet doit attendre le lendemain après-midi pour solliciter un entretien pendant lequel Napoléon lui pose des questions sur le département qu’il administre. De plus, en assistant à son lever, le préfet reçoit la promesse de son passage à Pau où est établie la préfecture. Napoléon ne couche à Marracq qu’à partir du 17 avril et ordonne au préfet de lui préparer une compagnie basque pour l’intégrer au service de la garde d’honneur. Marracq rentre officiellement dans le patrimoine impérial suite à son acquisition le 19 mai 1808, sur les deniers personnels de l’empereur. Afin d’honorer le séjour du souverain, on fait danser devant Napoléon la Pamperruque, une danse traditionnelle bayonnaise déjà mentionnée en 1700. Le séjour du gouvernement à Bayonne est l’occasion de mettre en valeur le patrimoine de la ville comme les projets d’aménagement. Le préfet Castellane fait visiter longuement au ministre d’État Maret plusieurs lieux retenus pour la construction d’un hôtel de ville tandis que l’empereur admire la citadelle et le fort du Réduit construits par Vauban au XVIIème siècle. Ainsi, le préfet compte bien recevoir l’approbation de l’État pour les projets d’urbanisme.
Le 20 avril, Ferdinand VII arrive sous haute escorte, précédé par un détachement de la garde d’honneur à cheval. Castellane rencontre le prince des Asturies, deux jours après, à l’occasion d’un dîner qui semble plutôt détendu.
« J'ai été comme présenté au prince des Asturies, à qui j'ai trouvé dans le visage beaucoup de ressemblance avec la branche des Bourbons, ci-devant régnante en France. Le prince des Asturies m 'a bien reçu, j'ai eu pourtant assez peu à lui répondre. Nous avons beaucoup ri ; cela remplace les paroles qui lui sont difficiles en français et impossibles à moi en espagnol. »(lettre du comte de Castellane à son fils du 22 avril 1808)
Quelques jours plus tard, le 27 avril, le préfet se fait suivre par une cohorte de jeunes demoiselles sur le pont Saint-Esprit pour accueillir l’impératrice Joséphine. Après quelques récitations de vers et des offrandes de bouquets, on la conduit à Marracq où l’attend son mari. Avec l’arrivée de Joséphine, tout n’est que de dîners mondains, jeux de whist, tric trac, concerts… à Marracq surtout, quand ce n’est pas chez le ministre des affaires extérieures Champagny qui convie régulièrement à sa table le comte de Castellane avec lequel il entretient d’excellentes relations. C’est au cours de l’une de ces journées que l’empereur apprend une heureuse nouvelle: la naissance de son neveu Louis-Napoléon, fils du roi Louis et d’Hortense de Beauharnais, le futur Napoléon III.
Les derniers invités de marque sont le roi déchu Charles IV, la reine et le ministre Godoy, que Castellane accueille le 30 avril aux portes de la ville, en lisant un discours auquel le roi répond par l’assurance de son amitié et de sa fidélité à Napoléon. L’empereur à l’art d’observer, de sonder les esprits de ses interlocuteurs comme il le notera dans une lettre destinée au prince de Talleyrand quelques jours plus tard.
« Le roi Charles est bon et brave homme. […] Quant au Prince des Asturies, c’est un homme qui inspire peu d’intérêt. Il est bête au point que je n’ai pu en tirer un mot. Quelque chose qu’on lui dise, il ne répond pas ; qu’on le tance ou qu’on lui fasse des compliments, il ne change jamais de visage. Pour qui le voit, son caractère se dépeint par un seul mot : un sournois. » (lettre de Napoléon à Talleyrand du 6 mai 1808)
De ce fait, il sait qu’il n’aura pas de mal à leur extorquer le trône. Charles IV puis Ferdinand VII signent le traité d’abdication le 5 mai à Marracq sous la pression de leur hôte impérial. Le champ est libre pour Joseph Bonaparte qui peut donc occuper le trône. Des rumeurs sur les intentions impériales étaient déjà parvenues jusqu’aux oreilles des madrilènes qui se révoltent, générant ainsi des réactions patriotiques dans toute l’Espagne et sonnant le début de la guerre d’indépendance. Castellane apprend avec inquiétude les événements des 2 et 3 mai, connus aujourd’hui grâce au diptyque de Goya représentant l’exécution des insurgés espagnols. Les nouvelles le tourmentent d’autant plus que son fils Boniface est en mission dans la capitale espagnole. Heureusement, ce dernier est de garde au palais de l’Escurial auprès du général Mouton, à l’écart de l’agitation qui sera réprimée durement par Murat.
« Je n'ai pas eu de la journée, mon bien-aimé, une goutte de sang dans les veines, à cause des événements qui se sont passés à Madrid ; ils assureront la tranquillité future par la fermeté qu'il a fallu employer, mais j'avais peur qu'il te fût arrivé quelque chose; enfin, ce soir, d'Hanneucourt, arrivé comme officier d'ordonnance, m'a dit que le général Mouton n'y était pas et j'ai un peu respiré. D'Hanneucourt m'a dit que les Basques avaient fait à merveille dans l'échauffourée. »(lettre du comte de Castellane à son fils du 5 mai 1808)
Plus rien ne retient désormais la famille royale à Bayonne, dorénavant prisonnière de Napoléon.
« Le prince des Asturies et l'Infant don Carlos partent demain matin pour Valençay, qui est comme tu sais une terre de M. le prince de Bénévent. Le roi et la reine d'Espagne partent dans trois ou quatre jours pour Compiègne. Je ne t'ai jamais tant dit de nouvelles, mon bien-aimé, mais celles-là sont des faits qui peuvent se dire. Je ne sais pas les autres, et, quand je les saurais, je ne te les dirais pas : elles ne seraient pas à moi. »
(lettre du comte de Castellane à son fils du 10 mai 1808)
L’Espagne entre ses mains, Napoléon peut profiter, l’espace d’un jour, d’un tour sur la côte basque guidé par le comte de Castellane. Il suit ainsi le souverain à cheval à Saint-Jean-de-Luz, au fort de Socoa à Ciboure puis sur la pointe Sainte-Barbe. Afin de reconnaître l’activité du préfet dans l’organisation de cette entrevue, on nomme Joseph d’Oms, son neveu adoptif qu’il surnommait affectueusement Dejo, sous-lieutenant dans la cavalerie légère de l’empereur.
Bien que l’Espagne dispose d’un nouveau souverain, Napoléon convoque à Bayonne pour le 15 juin les représentants de la nation (les Cortès) afin de leur imposer une nouvelle constitution, écrite d’avance. Afin de leur assurer le meilleur accueil, le préfet reçoit l’ordre de recevoir tous les jours à dîner 30 personnes dont 25 députés. Cette mission diplomatique quotidienne, usant de l’art de la able, finissait tous les jours fort tard et fatiguait le comte de Castellane.
« Je suis revenu pour voir la maison de M. de Koll, afin de savoir si je déménagerais, mais, tout compte fait, je suis resté ici où nous parviendrons àêtre trente serrés à table, et où je suis beaucoup mieux logé. A présent nous attendons les Espagnols de pied ferme. Les ordres de Sa Majesté sont les mêmes pour le prince de Neufchatel, M. de Champagny, M. Maret et moi. A présent, il faudra s'entendre sur les moyens de ne pas prier les mêmes personnes et sur l'heure du dîner. »
(lettre du comte de Castellane à son fils du 28 mai 1808)
« Je sors... de dîner... ! oui, de dîner, mon bien-aimé. Cette assemblée des Espagnols ordonnée par l'Empereur a duré jusqu'à onze heures et demie. Il a fallu attendre M. d'Azanza, ministre des finances, qui dînait chez moi et faire attendre quinze personnes depuis six heures. M. Maret en a, pendant ce temps, passé trois avec moi. »
(lettre du comte de Castellane à son fils du 5 juin 1808)
Cette approbation de la constitution ne peut se faire sans le nouveau roi qui est donc accueilli par Napoléon et Joséphine sur le pont Saint-Esprit le 7 juin. Une fois de plus, le préfet Castellane récite en public devant le nouveau roi un discours qu’il a soigneusement préparé depuis deux jours, usant de son éloquence bien connue. Joseph Bonaparte semble enchanter et lui fait connaître son intention d’entretenir les excellents rapports entre l’Espagne et le département des Basses-Pyrénées. Conformément à ce qu’il était prévu, la constitution est adoptée sans heurts.
Bayonne connaît aussi la promotion d’un autre roi: celui de Naples, en la personne de Murat que le comte de Castellane accueille comme les précédents aux portes de la ville tandis que Joseph, désormais ex-roi de Naples, la quitte pour traverser la frontière espagnole.
L’épisode de Bayonne s’achève sur une bonne nouvelle: la prise de Medina de Rioseco à laquelle a participé le jeune Boniface âgé de 20 ans, une victoire qui ouvre la voie jusqu’à Madrid au « roi intrus ».
«Je viens d'apprendre au lever la nouvelle de la bataille gagnée par M. le maréchal Bessières à Medina del Rio Seco, le courrier arrivait. L'Empereur a dit que cette victoire mettait la couronne sur la tête du roi d'Espagne. Bertrand m'a dit que le général Mouton était en deuxième ligne et que c'est lui qui est entré dans le village ? Chacun m'a félicité de ce que tu y étais et moi aussi j'en suis charmé, s'il ne t'est rien arrivé, mais j'aurai la fièvre jusqu'à ce que j'ai de tes nouvelles. Il n'y a eu, dit l'Empereur, que peu d'hommes de tués, parmi lesquels est le colonel Picton. »
(lettre du comte de Castellane à son fils du dimanche 17 juillet 1808)
Outre la promotion militaire de Joseph d’Oms, Napoléon gratifie de 20000 Francs son préfet et rembourse intégralement, sur sa cassette personnelle, les frais relatifs aux réceptions des députés.
De plus, l’empereur et l’impératrice honorent leur promesse en séjournant deux jours à Pau du 22 au 23 juillet.
Bayonne peut se targuer d’avoir reçu autant de personnalités en l’espace de 4 mois, devenant temporairement la capitale de l’Empire, au moment de son apogée. L’entrevue de Bayonne entraînera l’empereur dans une campagne qu’il reconnaîtra sur le tard comme une « grave erreur d’appréciation ». En effet, celle-ci fera vaciller l’Empire et provoquer son lent déclin avec les conséquences que l’on connaît.
Bibliographie :
- Journal du maréchal de Castellane. Tome Premier. Paris. Librairie Plon. 1895.
- Boniface Louis André de Castellane. Paris. Librairie Plon. 1901.
- Correspondance de Napoléon Ier. Tome 17. Paris. Imprimerie Impériale. 1865.
- La guerre d’Espagne. De Bayonne à Baylen. Jacques-Olivier Boudon. Napoléon Ier - le magazine du Consulat et de l'Empire. Revue numéro 1. Mars-Avril 2000.
- Napoléon et Bayonne. Jean-Claude Lorblanchès. Conférence prononcée le 22 janvier 2008. Université du Temps Libre d'Anglet.
- Archives personnelles.
Un ouvrage sur le maréchal de Castellane est en cours de préparation. Il sera préfacé par l’historien David Chanteranne, spécialiste des deux empires. Avec la collaboration de Jean-Philippe Rey, historien.
Maxime Dehan
de l'Académie Littéraire et Historique du Val de Saône, de l’Académie de la Dombes, de l'Union des Écrivains Rhône-Alpes-Auvergne et de la Société d’Histoire de Lyon
Légendes:
1 Le Préfet comte de Castellane vers 1810
2 Les ruines du château de Marracq, consolidées (« La Lettre » du 30 août 19)
3 - Lettre du Cte de Castellane à son fils Boniface (9 et 10 mai 1808) mentionnant la captivité des souverains espagnols. Collection personnelle.