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Histoire
Le Père Chibas-Lassale et les moines de Belloc dans la Grande Guerre
Le Père Chibas-Lassale et les moines de Belloc dans la Grande Guerre

| Pierre Tauzia, historien 2696 mots

Le Père Chibas-Lassale et les moines de Belloc dans la Grande Guerre

Nous extrayons l’article suivant de la préface au livre du Père Marc sur les moines de Belloc pendant la grande guerre : « Des hommes de paix dans le temps de la guerre » de Marc Doucet (Pau, Société des Sciences, Lettres et Arts de Pau et du Béarn, 2015).
Il faut rendre grâce au père Marc Doucet d’avoir retracé le parcours des moines de Belloc dans la Grande guerre. L’ouvrage approfondi et sincère qu’il a écrit sur l’histoire de l’abbaye de Belloc lui avait permis d’aborder les sources disponibles, en particulier les carnets du père Anselme Chabas-Lassale. 

Le P. Chibas-Lassale était, en 1914, détaché au monastère d’Abou Gosh, près de Jérusalem. La déclaration de guerre le trouve de passage dans sa famille, à Baigts-de Béarn. Dès les premiers jours du conflit, il est mobilisé dans la section des infirmiers militaires du 18ème Corps de Bordeaux .
Couverts d’une fine écriture, ses carnets mentionnent la correspondance entretenue par le religieux avec ses frères bénédictins mobilisés, et par là se révèlent précieux.

Ces carnets apportent aussi l’écho des événements de la guerre, depuis la mobilisation jusqu’à l »’armistice et au-delà. Ils témoignent d’un don d’observation aigu et lucide. Ils révèlent la dureté, la brutalité, de la guerre, les sentiments mitigés, complexes qu’elle provoque chez les combattants qui sont aussi des religieux, des « hommes travaillés par Dieu » .

Une communauté en exil

En 1914, le monastère de Belloc connaît une existence singulière. C’est , d’abord, une communauté en exil. Belloc est fondé en 1875 par le P. Bastres. C’est un monastère bénédictin, inspiré par l’exemple de La Pierre qui Vire. Le P. Marc Doucet en a fait revivre les religieux : moines, convers et familiers. Ils menaient une vie de travail, à la ferme et à la minoterie, vie rustique mais priante. Plusieurs pères prêchaient dans les paroisses des retraites appréciées. Elles contribuaient au rayonnement de la communauté.

Une première fois, en 1880, le monastère est fermé par un décret d’expulsion à al suite des lois Jules Ferry sur les congrégations. Il peut se rétablir peu après : le gouvernement laisse faire. Par contre, en 1903, Belloc est frappé par la loi sur les associations. La demande d’autorisation est refusée par le gouvernement Combes. Les pères sont contraints à l’exil. Ils s’établissent en Espagne, d’abord à Idiazabal, puis à Lazcano, en Guipuzcoa, non loin de la frontière, avec l’espoir de revenir un jour.

A Belloc, le matériel est saisi, vendu aux enchères, mais le monastère ne peut l’être car il appartient, juridiquement, à n religieux, le P. Michel Caillava qui réside à Vitrailles dans le Lot-et-Garonne. Dans les locaux presque vides, se replie le petit séminaire de Bayonne, touché lui aussi par la loi de séparation qui conduit à la confiscation es biens du diocèse.

Le P. Marc Doucet a bien montré la précarité de la situation. Le P. Caillava est âgé, de santé fragile. En 1912, après maintes difficultés, le monastère est racheté par deux curés de paroisse basques, dévoués et sûrs.

A Lazcano, la vie de la communauté est rude, malgré la sympathie de la population. Les poussées d’anticléricalisme qui se manifestent en Espagne font envisager un départ au Canada. Le projet n’aura pas de suite.

Une communauté essaimée

En 1914, Belloc, c’est aussi une communauté essaimée avec des moines en mission dans l’ancien et le nouveau monde.

En 1877, La Pierre qui Vire fonde aux Etats-Unis, dans les territoires indiens de l’Oklahoma, le monastère du Sacré-Cœur (Sacred heart). Belloc apporte son concours.En 1891, quatorze moines de Belloc y sont présents. Un peu plus tard, on les trouve en Californie, à Montebello, pour accompagner les Basques émigrés sur la côte Ouest et dans les Rocheuses. En 1898, le P. Bastres est appelé par l’évêque du Parana, en Argentine, pour y créer une fondation. Celle-ci se destinerait à l’assistance spirituelle des Basques expatriés en Argentine depuis les années 1840. La fondation disposerait aussi d’un domaine agricole et devrait créer une école d’agriculture, demandée par le gouvernement argentin. Cet appel correspond aux aspirations du P. Bastres. Le 27 juillet 1899, un groupe de moines et de convers part de Belloc, dans un climat de ferveur. Ils fondent au Parana le monastère de l’Enfant-Jésus (Nino Dios). En mars 1905, l’ensemble chapelle, bâtiments, école d’agriculture est inauguré en présence des autorités argentines, tandis qu’en France se prépare la loi de séparation…Nino Dios va demander aux moines beaucoup de travail et de présence.

Mais l’envoi missionnaire ne s’arrête pas là.

En Palestine, Léon XIII souhaite conforter sur le plan intellectuel et spirituel la communauté catholique de rite syriaque, avec le concours de la France, protectrice historique des lieux-saints. Il choisit de s’appuyer sur les bénédictins.

Un séminaire syriaque est projeté à Jérusalem et le site millénaire d’Abou Gosh – une des localisations possibles d’Emmaüs – acquis par le France et restauré. Un père de Belloc, Benoît Gariador est nommé supérieur de la Mission de Palestine, avec six religieux de son couvent. Le P. Anselme Chibas-Lassale et le P. Julien Puyade y deviennent des spécialistes de la langue et de la culture syriaques.

C’est donc cette communauté exilée, dispersée, et confrontée à des difficultés de tous ordres qu’atteint la mobilisation de 1914.

Le destin partagé du clergé français mobilisé

Comme l’ensemble du clergé français et en particulier les religieux exilés, les moines de Belloc rallient « l’Union sacrée ». Le P. Doucet ne dissimule pas les difficultés de leur retour. 

Certains arrivent sur le champ « au canon » et par des moyens de transport improbables comme le rappelle le P. Doncoeur. Ainsi, le P. Julien Puyade d’Abou Gosh, qui est pris de ferveur : « Ah, c’est très bien. Comme je me sens heureux. Je puis faire beaucoup de bien aux soldats ». Il se précipité à Jérusalem pour retirer ses papiers, rallie Beyrouth puis Jaffa, s’embarque et rejoint le 18ème RI de Pau dès les premiers combats.

D’autres hésitent, arrivent avec des retards qui leur valent les rigueurs de la justice militaire. Quelques uns, insoumis, ne reviennent pas.

Marc Doucet a reconstitué par un travail…de bénédictin, le parcours de ces religieux dans la guerre. Son étude fait apparaître plusieurs traits communs dans des destins singuliers.

Les moines de Belloc ont d’abord partagé la condition du clergé français. A l’instar des 32 000 prêtres et religieux mobilisés leur sort varie selon leur classe d’âge et leur situation militaire en août 1914. La plupart, surtout quand ils ont fait leur service militaire avant 1905, sont affectés aux formations sanitaires du front ou de l’arrière.

Plusieurs, pas toujours les plus jeunes, sont versés dans les unités combattantes, simples soldats ou gradés comme le P. Bernardin Vignau « sergent superbe », qui a demandé à aller au feu ou le P. Charles Campet, blessé deux fois dans les rangs du 40ème de Bayonne. A la différence des jésuites, originaires plutôt de l’aristocratie ou de la bourgeoisie, il n’y a pas chez eux d’officiers.

Avec leurs confrères du clergé, ils sont, dans l’ensemble, bien acceptés et appréciés, comme en ont témoigné Maurice Genevoix, Jacques Meyer et d’autres. Au fil des circonstances et des difficultés,ils s’efforcent de conjuguer la défense de la patrie ,le service de leurs frères soldats,les blessés surtout,dont deviennent les bons samaritains et, in fine, l’imitation de Jésus –Christ, par l’offrande renouvelée de leur vie de prêtres Ils constatent que devant l’épreuve ou la mort, l’anticléricalisme s’efface. L’instituteur laïque appelle au chevet du mourant l’infirmier bénédictin. L’officier bourru transmet, dans les formes militaires, au moine-soldat Campet la demande de prières que son épouse lui a demandé de formuler. Des officiers demandent une messe pour les morts de l’unité. Le commandant de la brigade remercie « monsieur l’abbé » Chibas-Lassale et l’invite à sa table. 

De telles marques d’estime et de respect ne sont pas rares. Nombre de prêtres, le P. Doncoeur, le P. Anizan, le P. Teilhard de Chardin, l’abbé A. Liénart, vivent des expériences semblables. Parfois cependant, le refus d’un moribond, l’hostilité d’un gradé les déconcertent et les affligent, ou encore telle mesure qui rend leur ministère improvisé auprès des soldats plus malaisé.

Le sort partagé des combattants du bassin de l’Adour

Les moines de Belloc ont partagé surtout le destin des hommes du peuple dans la guerre. De par leur origine basque, béarnaise ou landaise, la majorité des religieux font partie du 18ème Corps d’armée de Bordeaux, et en particulier de la 36ème Division d’infanterie. Ils y mêlent leur condition à celle des garçons du sud-ouest, leurs compagnons de guerre.

Leur modeste origine sociale les a faits affecter dans l’infanterie, lors du service militaire. Ils vont se retrouver dans les régiments de Pau : 18ème RI, de Bayonne 49ème,de Tarbes 12ème, de Mont-de-Marsan 34ème. Les plus âgés sont affectés aux 142ème et 143ème régiments d’infanterie territoriale, issus de la région.

Avec l’infanterie, « arme souffrante » de la Grande guerre, ils vont connaître les lieux tragiques du front : l’Artois, la Somme, Verdun bien sûr et le secteur redoutable des hauteurs de l’Aisne et du Chemin des Dames où combattent, tout au long de la guerre, les régiments du Bassin de l’Adour. Ils y vivent des jours meurtriers et sombres.

Le 12 octobre 1914, les assauts du 18ème RI vers les plateaux de Craonne et de Vauclerc sont une hécatombe. Le P. Julien Puyade y laisse la vie. Le P. Pouey y est blessé.

Le 25 janviers 1915, violente attaque allemande dans le secteur de la Creute - la caverne du dragon – et de Hurtebise. Le P. sergent Bernardin Vignau du 18ème y est tué. Il s’était offert à partir au front à la place d’un père de famille. Le P. Campet y est blessé une seconde fois. « Il y eut au 18ème RI un avant et un après 25 janvier » note avec justesse dans ses carnets le capitaine abbé Daguzan. Sur le front de l’Artois, le 142ème territorial de Bayonne tient les lignes. Le frère Jean Elissalde y est blessé mortellement devant Mazingarbe, le 5 février 1915.

Les moines partagent la dure condition des hommes du service de santé, brancardiers et infirmiers qui touchent parfois à l’épuisement, comme le P. Lubac ou le P. Chibas-Lassale, qui,à l’automne 1917, lors de la prise de la Malmaison  note dans son carnet: « Notre dernier voyage est affreux. De la boue jusqu’aux genoux. Impossible d’en sortir. De ma vie je n’oublierai cet affreux cauchemar ».

Certes, leur courage est reconnu, parfois par des citations, comme celle du P. Pouey, en avril 17, au Chemin des Dames  ( « …a fait preuve du plus grand mépris de la mort (…), s’est dépensé sans compter »), ou celle du P. Laxague (« …fait l’admiration de tous par son dévouement »). Il arrive que la citation espérée ne paraisse pas à l’ordre du jour… »peu importe,du reste ,écrit avec philosophie le P. Chibas,j’ai travaillé uniquement pour Dieu et pour les blessés » La croix de guerre attendra.

Mêmes tentations communes de cafard « mal cruel, noir, affreux », note le P. Chibas- Lassale. Mais aussi moments de réconfort, grâce aux lettres, au courrier, aus rencontres de l’arrière-front avec d’autres prêtres, parfois avec des frères de Belloc. Instants rares de joie et de ferveur où vient en mémoire l’Ecriture : Quam bonum et quam jucundum habitare fratres in unum », ps. 132 (« Qu’il est bon pour les frères d’habiter ensemble et de ne faire qu’un »), et que l’on fête à l’occasion d’une bouteille de Barsac reçue et partagée.

Mêmes efforts surhumains dans les derniers mois de la guerre quand les hommes tombent d’épuisement et de la grippe espagnole, quand le P. Chibas-Lassale doit vivre une retraite précipitée jusqu’à la marne, après la dernière offensive allemande sur le Chemin des Dames. 

Mêmes sentiments à l’annonce de l’armistice : soulagement, enthousiasme. Action de grâce, joie de parcourir les régions libérées, mais aussi désenchantement et irritation quand les officiers reprennent les vieux réflexes de caserne. « Maintenant qu’on ne va plus sur les champs de bataille, on nous emm… dans nos cantonnements », note sobrement le P. Chibas-Lassale : il a pris quatre jours de prison sous un prétexte « totalement injuste ».

Mêmes aspirations, surtout, au sortir de la guerre : sentiment du devoir accompli et du droit chèrement acquis de rester en France. « Quand on a le droit de mourir pour son pays, on a le droit de vivre » affirme l’ex-sergent Campet. Il préfigure le Père Doncoeur : « nous ne partirons pas ».

De fait, avec l’accord de l’évêque de Bayonne, Mgr Gieure, les moines vont revenir progressivement à Belloc. Ils s’y rétablissent en 1926 sous l’égide du P. Ignace Gracy, un ancien de Nino Dios. Un humble moine, le frère Martin Arza, avait anticipé. Resté chez les bénédictins comme ouvrier agricole, il entreprit de lui-même de défricher un lopin broussailleux et de planter une vigne auprès du monastère en signe d’espérance : « Il y a des religieux expulsés de France qui y sont revenus pour la défendre, plusieurs ont déjà versé leur sang et son morts. « On ne peut plus les chasser », rapporte de lui le P. Marc Doucet.

Enfin, même réadaptation à la vie civile, si l’o peut dire, comme l’ont vécue, dans la discrétion, la majorité des combattants, prêtres et laïques, de la Grande guerre. Ce qui n’était pas anodin ni évident, après les épreuves subies. Le père Doucet a montré, dans Les hommes travaillés par Dieu , comment l’ex-sergent Campet devint l’homme ressource de la réinstallation des moines : « désormais, il fut à Belloc charpentier, maçon, architecte, forgeron, sculpteur, mécanicien, plombier, électricien. Pendant des décennies, sans lui rien au monastère ne se construisait ni ne se réparait » (p.359).

Comme leurs confrères des Missions françaises ou de Bétharram, d’autres moines repartent vers les fondations lointaines, les Pères Pouey et Espelet aux Etats-Unis, le P. Chibas -Lassalle et le P. Théophane Ardans à Abou Gosh qui a subi, pendant la guerre, les rigueurs de l’occupation turque et vu ses moines âgés déportés en Syrie.

Le P. Chibas-Lassalle reprend ses recherches sur la liturgie syriaque. Il publie en 1928, en 700 pages, un recueil d’hymnes jusque là transmis par la seule tradition orale. Avec le P. Roland de Vaux, il poursuit l’étude archéologique du site millénaire.

La guerre a donc été, pour les moines de Belloc comme pour leurs frères du clergé,une épreuve de vérité, « un baptême dans le réel » pour reprendre l’expression de Pierre Teilhard de Chardin, jésuite et caporal-brancardier quia témoigné et rendu grâces : 

« O prêtres qui êtes à la guerre… jamais vous n’avez été plus prêtres que maintenant, mêlés et submergés comme vous l’êtes dans la peine et dans le sang d’une génération. Jamais plus actifs, jamais plus directement dans la ligne de votre vocation. Merci, mon Dieu , de m’avoir fait prêtre pour la guerre »(1)

C’est le mérite du P. Marc, qui a connu plusieurs des religieux vétérans de la guerre d’avoir, avec une scrupuleuse honnêteté, fait mémoire de ce moment de la vie de la communauté. Il a par ailleurs montré, dans sa monographie de Belloc, que la guerre devait frapper encore aux portes du monastère.

En 1939-1945, des moines furent mobilisés, et, pour certains, prisonniers. Belloc fut un lieu de passage, de refuge et de résistance. L’arrestation de trois religieux et la déportation à Dachau et à Buchenwald de deux d’entre eux, dont le père abbé, Dom Jean-Gabriel Hondel ( ?), en témoigne. Le monastère y gagne une citation à l’ordre du corps d’armée et la croix de guerre, avec l’étoile de Vermeil.

La guerre d’Algérie, enfin, arracha au monastère six de ses religieux pour une épreuve redoutable car le devoir, en conscience, n’était pas toujours aisé à discerner. Le Père Marc en a rendu compte avec sobriété.

Mais restons-en à la Grande Guerre et, avec le P. Marc, suivons le P. Anselme Chibas-Lassale et les moines de Belloc... 

(1) Le prêtre 8 juillet 1918  In Marie Bayon de la Tour : P.Teilhard de Chardin/Textes rédigés pendant la guerre 1914-1918. Diocèse aux armées.
(2) Le clergé français dans la Grande Guerre : quelques statistiques  retrouvées aujourd'hui :
- Mobilisés : 32 699, dont 23 418 séculiers, 9 298 religieux + 12 000 religieuses dans les hôpitaux
- Tués: 3 101 séculiers , 1 517 religieux – Total : 4618
Diocèse de Bayonne :
- Mobilisés : 470 ecclésiastiques sur 700 environ
- Tués : 50 dont 27 séminaristes et 23 prêtres + 8 religieux .
Décorations : 8 Légions d'Honneur, 15 Médailles militaires, 121 Croix de Guerre, 9 médaille des épidémies.

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Chapelard Marc | 16/01/2021 07:05

Merci pour l'information et l'extrême dépouillement du langage...

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