« Nos années folles » : Film français d’André Téchiné – 103’
Il est rare qu’un livre d’histoire « sérieux » soit adapté au cinéma. En 2011, deux historiens, Fabrice Virgili et Danièle Voldman, font paraître chez Payot « La Garçonne et l’Assassin » un ouvrage qui narre l’extraordinaire histoire, véridique, de Paul Grappe (Pierre Deladonchamps) et de sa compagne, Louise Landy (Céline Salette). Le récit s’étend du début de la Grande Guerre (1914) à la loi d’amnistie sur les déserteurs (1925).
Paul et Louise s’aiment d’un amour fou. Paul est un fainéant qui traîne toute la journée dans sa masure. Louise est une ouvrière consciencieuse, appliquée à bien faire son travail dans son atelier de confection pour dames. La guerre est déclarée : Paul y participe dans l’infanterie (75% de l’Armée Française !). Blessé à la main, il ronge son frein dans un hôpital militaire. Ses supérieurs le soupçonnent de s’être mutilé. Les autorités lui intiment l’ordre de rejoindre son régiment. Il déserte et se réfugie dans la cave de la grand’mère de Louise. Il y reste cloîtré et ne peut sortir, même la nuit, de peur d’être dénoncé par les voisins. Peu à peu, sous la pression de Louise, émerge l’idée qu’en se travestissant en femme, outrageusement habillé, maquillé, il pourra circuler dans les rues sans se faire remarquer. D’abord il commence de nuit craintivement, puis de jour avec panache. Paul devient Suzanne et s’y complaît ! Les liens amoureux, hétérosexuels, qui le lient à Louise sont toujours aussi forts. C’est un homme déguisé en femme qui navigue d’une rive à l’autre.
André Téchiné est un réalisateur français, également scénariste, installé dans le paysage cinématographique depuis la fin des années soixante : c’est son vingt-deuxième long métrage. Tout au long de sa carrière, il s’est interrogé sur les relations possibles, chaotiques, voire impossibles, entre les hommes, les femmes, de tous milieux sociaux. Dans ses précédents ouvrages, il a dépeint avec minutie les tourments de ses personnages. Ici, c’est un homme qui se travestit en femme et qui, en quelque sorte, le devient, adhérant à sa féminitude et rejetant sa masculinité. Vivre après la Grande Guerre est difficile : la crise économique est là. Louise est au chômage avec un jeune enfant. Paul se prostitue au Bois de Boulogne, d’abord par nécessité financière, puis par affinité sexuelle.
Le livre fournissait un matériau fort riche et « dérangeant » sur ces années folles. André Téchiné a construit, sur cette trame véridique, un scénario avec son partenaire d’écriture Cédric Anger. Mais le réalisateur est aussi un ancien critique de cinéma (Cahiers du Cinéma 1964/1968). Il a donc, comme tout cinéphile (François Truffaut entre autres), admiré le chef d’œuvre de Max Ophüls Lola MONTES (1955) avec Martine Carol. Aussi, à l’instar du film de Max Ophüls, a-t-il déconstruit la chronologie et inséré des scènes de cabaret, un peu sordides, ou Paul, mauvais comédien, se produit sous la badine de Samuel (Michel Fau), son directeur. Le récit cinématographique est du coup morcelé par le montage, et au visionnage nous le reconstituons avec quelques difficultés.
Ce film à petit budget reste intéressant par son propos : la force du désir et la fragilité des identités sexuelles. Soulignons que tous les acteurs sont épatants, fort bien dirigés, ce qui est naturel avec André Téchiné. La reconstitution historique (décors intérieurs, extérieurs, vêtements, etc.) est soignée malgré quelques scènes (le Bois de Boulogne), ou le manque de moyens est évident.
Cette histoire vraie, rocambolesque, que nos deux historiens ont exhumé des archives de la Préfecture de Paris est, somme toute, l’histoire d’un Poilu qui ne voulait pas mourir à la guerre, mais continuer d’aimer, en toute virilité, sa femme quitte pour cela à se travestir. Tant il est vrai que l’amour, le vrai, sous toutes ses formes n’a que faire des genres.
Jean Louis Requena