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Critique de Cinéma
La Chambre d’à côté (110’) - Film espagnol de Pedro Almodovar
La Chambre d’à côté (110’) - Film espagnol de Pedro Almodovar

| Jean-Louis Requena 1015 mots

La Chambre d’à côté (110’) - Film espagnol de Pedro Almodovar

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L'équipe du film lors de sa présentation à la Mostra de Venise.jpg
L'équipe du film lors de sa présentation à la Mostra de Venise ©
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Mégalopole de New-York. Ingrid (Julianne Moore) est une écrivaine qui publie, avec succès, depuis des années, des romans autofictionnels. Pour l’heure, elle dédicace son dernier ouvrage dans la bibliothèque du Lincoln Center situé au cœur de la « Grosse Pomme » (The Big Apple). Lors d’une dédicace, une lectrice l’informe que Martha Hunt (Tilda Swinton) est gravement malade et hospitalisée. Ingrid et Martha sont des amies de longue date. Au début de leurs carrières professionnelles, elles ont travaillé dans le même journal, puis leurs parcours ont divergé : Ingrid est devenue une romancière reconnue ; Martha une reporter de guerre très appréciée par les médias.

Ingrid se rend au chevet de son amie atteinte d’un cancer du col de l’utérus. Martha semble bien se porter avec un excellent moral : elle suit un protocole qui devrait faciliter une rémission (promesse du corps médical). Elle est vive, rayonnante, persuadée qu’elle vaincra « le crabe » comme elle a survécu à maints conflits qu’elle a couverte dans sa carrière de journaliste exposée au danger. Les deux amis renouent leurs liens après tant d’années.

Les jours passent. Les médecins informent Martha que les soins palliatifs ont échoué. Les métastases progressent inexorablement. Lors d’une visite chez Martha celle-ci informe Ingrid, interloquée, qu’elle veut mettre fin à ses jours dans un délai proche avant que la douleur ne devienne intolérable. Elle presse Ingrid de l’assister jusqu’à la fin. Pour ce faire, elle s’est procuré, sur le dark-web, une pilule létale. Rien ne la fera changer d’avis le moment venu choisi en toute lucidité. Ingrid d’abord rétive, face à la détermination de son amie, finit par accepter de l’accompagner dans sa démarche.

Afin d’échapper à leur environnement social, toutes deux s’installent dans une maison contemporaine isolée, au nord de New-York, en bordure de forêt. Les deux femmes vivent un quotidien routinier : elles lisent, écrivent, regardent la télévision et se racontent des bribes de leur vie passée …

On ne présente plus le cinéaste espagnol Pedro Almodovar (74 ans) auteur et scénariste de 23 longs métrages depuis Pepi, Luci, Bom et autres filles du quartier (1980) réalisé en pleine Movida madrilène. Ce premier opus a été suivi de plusieurs autres, de la même veine, tournés à la hâte en pellicule 16 mm et son direct. Sa renommée internationale explose en 1988 avec son iconique Femmes au bord de la crise de nerfs (Oscar du meilleur film en langue étrangère), sorte de mélodrame explosif et burlesque. Les films se succèdent caractérisés par la place conséquente de femmes décidés et d’intrigues compliquées (1991 : Talons aiguilles, 1999 : Tout sur ma mère ; 2006 : Volver, etc.). 
Aux couleurs chatoyantes s’ajoute une direction d’actrices hors pair Las chicas d’Almodovar) lesquelles trustent les prix d’interprétations dans des festivals internationaux. A compter de 2016, avec Julieta, Pedro Almodovar alors âgé de 57 ans, sans renier sa filmographie antérieure, devient selon ses dires, apaisé : ses longs métrages sont moins « agités » tout en conservant une palette de couleurs vives (rouge, bleu vert). Les interprétations de ses actrices ou acteurs sont moins exubérantes : Douleurs et Gloire (2019) sur un réalisateur en quête de son passé avec Antonio Banderas ; Madres Paralelas sur son enfance avec son actrice fétiche Penélope Cruz. 
La Chambre d’à côté est de cette continuité mais surtout, c’est son premier long métrage en langue anglaise avec des interprètes non espagnoles (Julianne Moore est américaine ; Tilda Swinton écossaise). A noter que le film hormis quelques extérieurs aux États-Unis a été tourné en Espagne avec des équipes techniques espagnoles (photographie, décors, musiques, etc.). Pedro Almodovar ne va pas en Amérique, c’est l’Amérique qui vient à lui !

La Chambre d’à côté est une (très) libre adaptation du roman de l’écrivaine américaine Sigrid Nunez Quel est donc ton tourment ? paru chez Stock en 2023. Cette œuvre est aussi un hommage discret, mais constant, aux peintres américains du XXème siècle : un tableau au mur d’Andrew Wyeth (1917/2009) montrant une femme allongée de dos au premier plan, le regard porté sur deux maisons lointaines émergeant d’un champ comme inaccessibles (Cristina’ World People – 1948) ; des plans magnifiques inspirés du tableau d’Edward Hopper (1882/1967) montrant un groupe de personnes sur des transats prenant un bain de soleil sur une terrasse (People in the Sun - 1960) composition picturale célèbre reprise plusieurs fois dans le film.

La Chambre d’a côté est aussi un hommage au film testament de John Huston (1906/1987) Les Gens de Dublin (1987) adapté de la nouvelle de James Joyce (1882/1941) The Dead (1914) empreint de mélancolie et de résignation dans un Dublin neigeux de la fin du XIXème siècle. Mais aussi Pedro Almodovar s’inspire de quelques plans intimistes de Persona (1966) chef d’œuvre (parmi d’autres) d’Ingmar Bergman (1918/2007). Ces citations subtiles « n’écrasent » en rien le récit de ces deux femmes que tout oppose y compris le spectre de la mort programmée. Certes, le film est austère, sobre, contenu, mais jamais ennuyeux. En un mot il est lumineux. C’est à n’en pas douter, un film somme que nous propose le réalisateur madrilène.

Dans une récente interview Pedro Almodovar déclare : « Au cœur du film, il y a bien sur la question sociétale de l’euthanasie. D’un point de vue personnel, je la défends, je soutiens le droit de l’être humain à être maître de sa vie et sa mort. L’Espagne est le quatrième pays européen, à s’être doté d’une loi qui autorise l’euthanasie ». Il est vrai de penser que toute œuvre de fiction (littérature, théâtre cinéma, etc.) est, à l’examen, un documentaire sur l’auteur.

Les deux actrices, Ingrid (Julianne Moore) et Martha (Tilda Swinton) interprètent la délicate partition du maestro espagnol comme un duo de musique de chambre (Piano, Violon) ou vient se joindre, dans de brèves apparitions, Damian (John Turturro) ex-compagnon de ces deux femmes. C’est un pessimiste néanmoins actif (conférencier nomade !) face au devenir sombre de notre planète.

Sans renier sa filmographie passée pour le moins turbulente qui a fait ses succès internationaux dans les festivals (Cannes, Venise, San Sebastian, etc.) et dans les salles obscures, avant le virage de Julieta, à 74 ans, Pedro Almodovar nous livre un message de sagesse, de lucidité et d’apaisement devant l’inéluctable. Une grande œuvre cinématographique !

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