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Portrait
In Memoriam : Jean Nesprias
In Memoriam : Jean Nesprias
© Manex Barace

| ALC et Yves Ugalde 1017 mots

In Memoriam : Jean Nesprias

Ce sont d’émouvantes obsèques que la paroisse Saint-André et le monde de la danse basque ont réservé la semaine dernière à Jean Nesprias, décédé à l’âge de 91 ans. Natif de Biarritz et mécanicien de métier dans ses jeunes années, il trouva sa vocation artistique lors de sa rencontre avec Segundo de Olaeta, ce maître de danse, chorégraphe et musicien qui avait fondé le groupe de danse « Elai Alai » à Gernika dont il était originaire, avant de se réfugier à Saint-Jean-Pied-de-Port puis dans la région parisienne afin d’y abriter pendant la guerre civile espagnole la quarantaine d’enfants qui lui avaient été confiés.

Au début de la 2e guerre mondiale, les jeunes artistes seront rapatriés en Euskadi et Olaeta reconstituera à Biarritz un nouvel ensemble à partir de sa propre famille et d’éléments « locaux », avant de rentrer, lui aussi, dans sa province natale. Cependant, sa présence au nord de la Bidassoa enclenchera chez nous un véritable mouvement culturel : « L’étincelle qui fera revivre une danse basque en train de disparaître en Iparralde, à part la Soule qui avait gardé ses sauts traditionnels », se souvenait Jakes Abeberry lors de l’inauguration – il y a quelques années - de l’exposition Olaeta au Musée Basque, en ajoutant : « non sans transformer ces danses traditionnelles pour produire un vrai spectacle : ce fut un transformateur » ! Et c’est ainsi que Jean Nesprias avait entamé sa longue « carrière » au service du folklore basque au sein du groupe de danse lancé par Olaeta avec l'Abbé Urricariet à l'école libre de l’Immaculée Conception à Biarritz. Il en résultera la création d’Orok Bat à Anglet et d’innombrables écoles de danse ( plus de 3.000 jeunes) que Jean Nesprias réunira en une fédération à partir de 1956, mouvement culturel poursuivi dans une cinquantaine de villages d’Euskadi Nord et à Bayonne avec « Orai Bat » : autant dire que l’enseignement du maître biscaïen et de son disciple Jean Nesprias aura essaimé dans tout le Pays Basque, non sans s’ouvrir à d’autres pays : je me souviens, dans ma jeunesse, avoir été le témoin des riches échanges d’Orai Bat avec des groupes polonais ! 

Sa dernière apparition sur scène date des années 2011/2012 lorsqu’il s’était produit aux côtés de Philippe Oyhamburu et de Koldo Zabala. Ces trois acteurs légendaires de la danse basque avaient été réunis lors d’un « pari fou » du chorégraphe Mizel Théret pour interpréter – de Lyon à Bilbao -, et avec beaucoup de sensibilité, la chorégraphie « Oroitzen naiz » qu’il avait écrite pour eux sur le thème du temps qui passe. Cette même année, Jean Nesprias reçut d’ailleurs, avec ses deux partenaires, le prix de la culture basque décerné par Eusko Ikaskuntza et la Ville de Bayonne. R.I.P.

Alexandre de La Cerda

L’occasion de publier ici le témoignage émouvant de notre ami Yves Ugalde, adjoint à la culture bayonnais :

Un txistu s'est tu aujourd'hui. Et le txistu fait partie d'une espèce protégée de par chez nous! Jeannot Nesprias, que je regardais de loin à l'EPHAD du Séqué quand j'allais y saluer quotidiennement ma maman, s'est éteint.

Un soir, voilà deux ans, lors d'une fête des voisins, je l'avais vu rejoindre les résidents sur la terrasse arrière de l'établissement. Le personnel l'avait positionné sur son fauteuil roulant en bout de table. Comme dans les fêtes basques. Il avait déjà le visage des anciens partis plus loin dans leur tête. Presque absent. Et pourtant, c'était bien lui, avec son indécrochable petit béret sur la tête. Dix minutes de silence, pour ne pas dire de prostration, jusqu'à ce qu'une assistante ne lui pose son txistu dans les mains. Toujours sans un mot, le vieil homme a posé l'instrument sur ses lèvres et quelques notes éparses s'envolèrent. Elles étaient si belles dans leur approximation.

J'aurais voulu crier à tous ceux qui le regardaient amusés ce dont cet homme était porteur. Mais le temps était passé et il faudra attendre les livres et quelques témoignages émus pour inscrire à jamais dans l'histoire de notre musique et de nos danses basques ce que Jeannot leur a apporté.

Conscience initiale d'Orai Bat, accoucheur d'Erro Bat, après des mouvements d'humeur qui ne traversent que les gens de caractère, puis vieux loup solitaire, Jeannot appartenait à la race, très clairsemée désormais, des txistularis danseurs. Il suffisait de le voir marquer le temps de son ttun ttun et dessiner dans l'espace, de son instrument, les sauts qu'il accompagnait, pour deviner cette symbiose si particulière.

Aucune partition, aucune formation académique de conservatoire, pourtant capitale pour la survie actuelle du txistu, ne pourra inculquer aux txistularis de demain cette grâce du danseur devenu musicien. Les générations de danseurs passées par les fourches caudines de Jeannot savent de quoi je parle. Jeannot les précédait d'un quart de temps, imprimait l'aigu qui faisait sauter plus haut, arrondissait la note qui ajoutait l'élégance.

Dans sa carrière de dirigeant des groupes bayonnais, il ne fut pas toujours compris. Pour lui, la danse et la musique du Pays Basque ne relevaient ni du folklore ni du hobby. Et gare au distrait ou au dilettante qui se rendait à ses cours en sifflotant. Comment reprocher à ce gardien du temple cette exigence de tous les instants, ce souci de l'exactitude, horaire d'abord, du tempo ensuite.

Il était habité d'une mission dont la raréfaction des txistularis témoigne peut-être un peu trop tard de l'importance. Il venait d'un temps où la danse et le chant se vivaient sur les places publiques, où les gestes les plus techniques résultaient d'un syncrétisme populaire que la télé et les medias n'avaient pas encore éradiqué.

Il était conscient de l'urgence. Pénétré de la nécessité de transmettre avant que le tumulte de la mondialisation musicale ne couvre la fragile puissance de son instrument. Incapable des compromis qui construisent les parcours consensuels, il avançait sans souci des retardataires. Sans des hommes comme lui, danserait-on encore les mutxikos? De jeunes ballets porteraient-ils la gestuelle du fandango au degré de créativité où il est parvenu?

Le txistu de Jeannot dort maintenant d'un long sommeil dans son étui du Séqué. Celui ou celle qui lui redonnera vie prendra la lourde responsabilité du relayeur d'un Basque bondissant qui avait pris beaucoup d'avance...

Yves Ugalde

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