Hélas, il ne subsiste plus que l’église et quelques « reliques » de l’ancien couvent des Capucins à Lecaroz (vallée de Baztan en Navarre) qui constitua au passage du XIXème au XXème siècle le plus florissant foyer culturel et humaniste du Pays Basque. Acquis par le gouvernement autonome navarrais, il avait été détruit voici quelques années malgré une forte opposition locale, comme si les autorités de Pampelune voulaient effacer jusqu’au souvenir de cet actif noyau euskarien de la Navarre, « Euskadi lehena » comme la chantait Michel Labéguerie ! Car, c’est ici qu’étudia Jose Gonzalo Zulaïca y Arregui (le grand-oncle de Rafaël Zulaika, l’ancien directeur du Musée Basque, en charge actuellement de la Fondation Elkano) avant de revêtir l'habit de l'Ordre de St-François en adoptant selon l’usage le nom de sa ville d'origine, San Sebastian ou Donostia. Ses aptitudes musicales cultivées dès l'enfance lui firent parcourir inlassablement fermes et villages afin de sauver de l'oubli les chansons et les airs transmis jusque là par la tradition orale. Auteur lui-même de nombreuses pièces musicales de grande qualité, il publia au fur et à mesure de ses recherches dans les sept provinces un recueil qui compte près de 2.000 morceaux, expression la plus authentique de l'art populaire basque. Il mourut à Lecaroz le 30 août 1956 à l’âge de 70 ans.
Son amitié avec Ravel
Ravel rencontrait souvent lors de ses séjours luziens les musiciens et compositeurs des provinces basques du Sud, en particulier le Père Donostia qui fut un remarquable musicologue et sauva de l’oubli plus d’une chanson et d’un air basque.
L'amitié du Père Donostia et de Ravel avait débuté ainsi : le Père Donostia, encore jeune - il avait la trentaine - était déjà connu pour ses compositions - en particulier ses "Préludes Basques" écrits à 24 ans - ainsi que ses recherches très poussées et ses conférences sur la chanson basque. Mais il voulait se perfectionner, et envisage alors de prendre des cours de contrepoint et de composition.
Afin de percer les secrets de la mélodie, de l'harmonie, des rythmes et l'instrumentation, il songe à Eugène COOLS (1877/1936, compositeur et professeur bien connu à Paris où il assura en outre la représentation de la maison Max Eschig.
Et pour obtenir une recommandation auprès d'Eugène Cools, il fait appel à Ravel. Ils s'étaient rencontrés lors d'un séjour du grand compositeur à Ciboure, et depuis lors, se rendaient assez fréquemment visite. Voici donc la lettre que Maurice Ravel envoya à Eugène Cools le 25 mai 1920 :
"Mon Cher Cools, ci-joint le bulletin d(adhésion et un mandat de 25 fr. montant de ma cotisation annuelle et de mon droit d'entrée que je ne rappelle pas avoir acquitté.
Votre lettre est venue me tirer d'embarras : je cherchais votre adresse. Voici pourquoi : un de mes compatriotes - n'oubliez pas qu'un basque a deux patries - l'abbé Donostia, de St Sébastien, est venu me faire entendre de ses compositions et me demander conseil. Je craignais un peu d'entendre une musique trop monastique - il a vécu jusqu'ici dans un couvent - ; j'ai eu l'agréable surprise de découvrir en lui une sensibilité musicale des plus délicates, à laquelle il ne manque que d'être cultivée. Ne pouvant moi-même travailler que par intermittences, je ne puis me charger de ce soin, et j'ai tout-de-suite pensé à vous. Voulez-vous me dire si cela vous agréait ? Il s'agirait surtout, pour le moment, de leçons par correspondance (contrepoint et fugue). Je vous prie d'adresser votre réponse ici, où je pense séjourner encore quelques temps. Bien cordialement à vous, Maurice Ravel".
Voilà donc notre père capucin débarquant à St Cloud dans la maison de Ravel, pour recevoir du maître une orientation dans ses études musicales à Paris.
"Dans cette première entrevue nous parlâmes un peu : il eut cette condescendance de vouloir perdre quelques moments pour m'exprimer ses idées au sujet de certains points de musique.
Il me dit entre autres choses : "On a tort de parler contre Wagner. Certes, son esthétique n'est pas la nôtre. Mais dans le genre kolossal, si vous le voulez, Wagner a réussi à atteindre son but."
Dans un article en hommage à Maurice Ravel à l'annonce de sa mort en 1937, le Père Donostia rappelle également : "... sa simplicité et sa bonhomie, se laissant conduire jusqu'au Collège de Lecaroz, où, un jour, j'eus le plaisir et l'honneur de le recevoir et de l'entendre jouer sur mon Erard sa délicieuse Sonatine. Je tiens à laisser écrit ici le succès que "Le Grillon" de ses "Histoires Naturelles" eut dans notre Collège à l'occasion d'une conférence que je dus faire aux élèves sur "L'évolution du Lied", depuis la chanson populaire de Poulenc, en passant par Bach, Schubert, Schumann, Fauré, Debussy, Satie, etc... "Le Grillon" dut être bissé par Etcheverry, le baryton, maintenant à Paris, en ce moment-là au lutrin de Saint-Jean-de-Luz. Ma Mère l'Oye était connue de nos élèves. Avec le Petite Suite de Debussy, les Lieder de Schubert, quelque Sonate de Mozart pour 4 mains, cette délicieuse Suite revenait avec une certaine fréquence sous nos doigts (ceux du P. Hilario et les miens).
Plus d'une fois sa Berceuse pour violon et piano, composée à l'occasion de l'Hommage à Fauré, de la Revue Musicale de Prunières, plus d'une fois dis-je, elle se fit entendre des élèves du Collège".
Ainsi donc était né le courant de symphonie entre Ravel et le Père Donostia. Ravel et Donostia avaient donc ce patriotisme basque en commun. Mais chacun à leur manière, l'incroyant Ravel, qui prenait tant de plaisir à fréquenter la sérénité monastique de cet endroit perdu dans la vallée de Baztan, et le religieux Donostia, en parcourant inlassablement fermes et villages pour empêcher de tomber dans l'oubli toutes ces chansons transmises par la tradition orale.
Et lors de la disparition de Ravel, Donostia laissera éclater toute son admiration : "La musique de Ravel est bien connue chez nous, dans le Pays Basque-Espagnol. Elle est connue et aimée. Je pourrai citer plusieurs noms de compositeurs, mes amis, pour lesquels Ravel est un phare. Nous rivalisons d'admiration et d'amour pour cette musique magnifique, pure, qui ne connaît pas le bavardage inutile, le mot creux, l'émotion facile et bourgeoise : qui aime à être jouée et goûtée dans l'intimité, dans "la fine pointe de l'âme". Ravel est pour nous un phare, un guide qui nous mène vers des régions de clarté lumineuse... (ce côté basque de l'âme ancestrale du Pays, fait d'aristocratie, de légèreté, de distinction, qui apparaît dans nos chansons, nos danses, notre maintien...). Dans ce sens, Ravel est notre maître : Ravel, chef de la jeune école de musique basque ? Mais est-ce qu'à lui seul il ne la constitue pas ? Qu'est-ce que les autres ajouteraient au prestige de ce seul nom : Ravel et , musicien basque, né à Ciboure le 7 mars 1875, mort à Paris, le 28 décembre 1937".
Une émission de radio au Musée Basque
Le 30 décembre 1931, le Père Donostia, célèbre musicologue ami de Ravel, qui participait à l’équipe du Cdt Boissel au Musée Basque, organisa un concert pour les Basques de la diaspora sur les ondes de la station « Radio Coloniale » (équivalent, à l’époque, de Radio-France Internationale) dont l’émetteur fut transporté par chemin de fer jusqu’au Musée Basque de Bayonne, où le Père Donostia avait rassemblé une centaine d’exécutants (chorale, orchestre et chanteurs composant le concert projeté). D’après les spécifications techniques de l'époque (en 1931), l’émission était relayée depuis Buenos Aires dans toute l’Argentine avec une prévision du nombre des auditeurs qui pouvait dépasser huit cent mille. A Bayonne et au Pays Basque, l'écoute était possible grâce au relais du poste Bordeaux-Lafayette.
Voici comment le Courrier de Bayonne annonçait la soirée dans ses colonnes :
« On peut dire que dans la nuit du 30 au 31 décembre, Bayonne sera, pendant deux heures, le centre du monde. Le poste Radio-Colonial, qui est entendu par la terre entière, procèdera, en effet, à une émission dont le départ aura lieu du Musée Basque. Depuis deux jours on travaille, rue Marengo, à l'organisation matérielle de cette manifestation et à la réception des personnes qui prendront part. Demain soir les voix venues de Bayonne et du Pays Basque se feront entendre dans les somptueuses capitales des républiques sud-américaines, dans les fermes isolées de l'Argentine et de l'Uruguay, dans les villages de Californie aussi bien que dans nos immenses possessions africaines ou asiatiques »…
Outre le Musée Basque, le journal « Le Courrier de Bayonne » citait encore le Syndicat d'Initiative du Pays Basque, la Maison du Tourisme de Biarritz, le Syndicat d'Initiative de Saint-Jean-de-Luz qui patronnaient cette mémorable soirée.
Le « Courrier de Bayonne » ajoutait que cette radiodiffusion avait été signalée dans la presse parisienne sous le titre de « la nuit basque » et avait fait l'objet d'un excellent article du « Courrier de la Plata », illustré de vues du Musée Basque.
Quelques jours plus tard, le Père Donostia recevait une lettre de remerciement à en-tête du Ministère des Postes, Télégraphes, Téléphones, Direction de la Radio-Diffusion, Station Radio-Coloniale, signée du Chef de la Station : « La Station Radio-Coloniale me charge de vous remercier de l'organisation impeccable du concert basque du 30 décembre dernier (1931). Nous ne pouvons que vous féliciter du choix judicieux des différentes parties du programme, en même temps que des allocutions si émues et si touchantes que vous avez bien voulu prononcer. Déjà un bon nombre d'auditeurs français et espagnols nous ont adressé leurs félicitations. Dans quelques jours, j'espère pouvoir vous annoncer que les Basques de l'Amérique du Sud ont reçu dans d'excellentes conditions cette soirée vraiment parfaite »…
J'avais eu le plaisir de pouvoir organiser 80 ans plus tard - avec l'appui de France Bleu Pays Basque, alors remarquablement dirigée par Jean-Lou Philippe, et la mairie de Bayonne - une "répétition" de cette émission du Père Donostia devant un théâtre de Bayonne comble !
Et comment ne pas recommander les remarquables CD des oeuvres du Père Donostia enregistrés récemment par le talentueux pianiste donostiar Josu Okiñena qui a créé la maison d'édition OndarE Oficina pour sauver la musique basque oubliée dans les archives et promouvoir les créations de compositeurs contemporains.
Le musicologue érudit qui arpenta les routes du Pays Basque pour recueillir les airs et les chants en danger de disparition, l’auteur de tant d’articles et de savantes conférences au Musée Basque, le compositeur délicat des célèbres « Préludes » qui connut son heure de gloire parisienne devant Ravel, Maritain et Valéry, fut pendant sa période d’exil en France organiste de l'église Saint-Charles de Biarritz où il fonda la chorale « Sine nomine », méritait assurément qu'on lui rende cet hommage !