Après ses « premiers émois musicaux », nous poursuivons le récit d’Elisabeth Lamarque, pianiste accompagnatrice, concertiste, professeur de piano et écrivain :
Le premier « Maître » que j'ai rencontré fut György Sebök, lors d'un stage d'été d'un mois à Nice.
Nous avions cours tous les jours de la semaine avec lui.
J'ai découvert un autre monde. Cet homme, fin, de petite taille et très soigné, avait une puissance étonnante sur le clavier. Il m'a appris à savoir mettre tout le poids de mon corps sur le piano. Il avait aussi une approche très philosophique de la musique, ce qui était nouveau pour moi. Chaque année, il jouait avec l'orchestre de Bordeaux et nous allions l'écouter et lui apporter un cake que ma Mère réussissait admirablement. Il en mangeait chaque matin une seule tranche pour que ça dure plus longtemps. Après le concert, nous dînions avec lui et son admirable et délicieuse épouse, ce qui me donnait l'occasion de parfaire mes connaissances musicales. Quand j'étais à Paris et qu'il venait y jouer, il m'invitait à venir le voir à l'hôtel Georges V et s'inquiétait toujours des œuvres que je travaillais.
Après mon deuxième baccalauréat, mon père m'a autorisé à aller à Paris pour suivre des cours avec Pierre Sancan. C'était en cours particulier car je n'avais pas encore le niveau requis pour entrer au CNSM (trop peu d'années de piano ! et beaucoup de temps passé au Lycée avec le Latin et le Grec !).
- Pierre Sancan, professeur au CNSM de Paris, m'a fait aimer la musique française. J'ai travaillé avec lui beaucoup de Ravel et de Debussy, que lui même interprétait admirablement.
Il me faisait venir, en tant qu'auditrice, pour écouter sa classe car il me donnait les mêmes morceaux à travailler qu'à ses élèves. J'y ai vu et entendu des jeunes très prometteurs qui ont fait carrière, comme Michel Béroff, Hüsseyin Sermet...Si je ne cite pas de noms féminins, c'est qu'il avait une opinion un peu misogyne sur les filles... donc très peu d'admissions dans sa classe.
Ses conseils techniques étaient intéressants car il s'était beaucoup penché sur l'anatomie de la main et du bras.
Il était vraiment passionné par l'enseignement au détriment d'une carrière de soliste qu'il aurait pu mener aisément. Il était aussi grand prix de Rome et ses compositions sont très intéressantes.
Soucieux de mon avenir, il me présenta à Henriette Puig-Roget, professeur de la classe d'accompagnement au CNSM de Paris. J'étais terrifiée car, ayant commencé tard mon instrument, je n'étais pas une lumière en déchiffrage.
- Henriette Puig-Roget est l'une des personnes qui m'a le plus apporté. Elle était coiffée avec des tresses enroulées sur sa tête et ne cherchait pas spécialement l'élégance. Mais c'était une "grande dame" avec un cœur en or. Pour elle, tout n'était que volonté et travail Elle me confia à sa répétitrice pour me faire progresser. Je crois n'avoir jamais autant pleuré devant mon instrument que devant ces trios, quatuors, petit orchestre de Mozart à réduire en déchiffrage ainsi que les transpositions à vue. Il est vrai, qu'après, je trouvais facile de n'avoir que deux portées à lire!
Elle me faisait venir en auditrice libre dans sa classe et quand elle avait un absent me faisait travailler (ce qui était strictement interdit par le règlement, mais, qui aurait tenté de contrarier cette éminente personne?). Ce qui m'a frappé le plus est le jour où un élève de la classe de composition d' Olivier Messiaen lui a apporté "son œuvre" pour avoir une idée de ce que cela donnait. Elle s'est installée devant son piano, a tourné rapidement les pages de cet essai contemporain écrit en pattes de mouche et a exécuté cette pièce comme si elle la connaissait par cœur. Elle était vraiment fabuleuse!
Elle a voulu que je me présente dans sa classe tout en m'ayant prévenue que je n'avais pas encore le niveau requis, mais à titre d'expérience. Je n'oublierai jamais ce concours!
Dans les nombreuses épreuves, il y avait un passage de la Dame Blanche de Boieldieu à réduire à vue. Autour de moi, il y avait le jury qui m'aidait en m'exhortant ainsi que H.P.R avec des "allez mon petit, avancez !". C'était une ambiance incroyable ! Bien sûr, je ne suis pas rentrée mais ce qui m'a consolée, c'est que Michel Béroff n'était pas non plus admis cette année là malgré son niveau.
Henriette Puig Roget était très soucieuse du bien être de ses élèves qu'ils soient ou non de la "classe". Connaissant mes difficultés financières, elle me trouvait des jobs en rapport avec l'accompagnement. Cependant, il n'aurait pas fallu la décevoir, ce que je n'ai jamais fait.
L'année suivante, alors que j'étais capable de rentrer dans sa classe, elle m'a conseillé de bien réfléchir car ça m'obligeait à abandonner tout ce qui me permettait de vivre pendant environ 4 ans. J’ai donc abandonné cette option mais Mme Puig Roget m'a toujours très gentiment aidée et conseillée. Elle aurait aimé que je sois "chef de chant" dans un opéra, mais je lui ai expliqué que ce n'était pas ma passion.
En fait, je désirais ardemment entrer dans une classe de piano.
J'ai eu l'opportunité d'entrer dans la classe de Thierry de Brunhoff à l'Ecole normale de musique de Paris dont le Directeur était Pierre Petit.
- Thierry de Brunhoff est avec Henriette Puig Roget la personne qui m'a le plus marquée.
Il choisissait ses élèves, non pas uniquement en raison leur compétence mais aussi de leur caractère.
Nous avions classe le Lundi toute la journée, soirée comprise, et nous nous écoutions les uns les autres en ayant le droit de donner notre avis. Le travail demandé était intense.
Thierry de Brunhoff était très en avance sur son temps sur des questions techniques de décontraction. Il allait très loin dans ses recherches.
J'ai retrouvé chez lui, sur le plan musical, les conseils reçus de György Sebök. Il ne nous laissait rien passer, une phrase non aboutie, une nuance non parfaitement exprimée, tout devait s'enchainer comme les ondes provoquées par un caillou sur l'eau...
Nous étions une dizaine et, bien sûr, sauf morceaux imposés de concours de fin d'année, il nous donnait des répertoires différents, mais nous devions avoir sur nos genoux la partition jouée par le camarade afin de noter toutes les indications musicales qu'il donnait.
Il nous a donné des méthodes anti trac, ce qui m'a bien été utile, moi qui étais très habitée par ce mal être. Grâce au travail de concentration généré par tous les gestes et intentions musicales à penser tout au long de notre exécution, nous n'avions plus le temps de penser au fait que nous étions sur scène. Il faut dire que dans cette classe, le piano était sur une estrade et nous avions la classe entière pour nous observer !
En dehors de ses qualités exceptionnelles de professeur, Thierry était un être humain dans le vrai sens du terme. Il se préoccupait du bien être de ses élèves au point de demander à ses amis fortunés de nous venir en aide, soit pour nous permettre de partir un peu en vacances, soit pour nous accueillir chez eux afin de travailler sur un bon instrument et sans condition de temps, ce qui n'était pas toujours possible dans nos petits logements à cause des voisins ne supportant pas nos exploits pianistiques !
Quand il estimait que le cours du lundi n'avait pas été suffisant, il nous convoquait chez lui, sur sa péniche, pour un cours particulier gratuit. Si la demande émanait de nous, il y avait une petite boite sur le piano où on mettait ce que l'on pouvait.
Il s'occupait aussi d'élèves qui étaient en souffrance au CNSM et qui venaient en cachette recueillir ses précieux conseils. Il s'arrangeait à ce qu'on ne les croise pas, par souci de confidentialité, mais j'en connaissais un qui est concertiste alors qu'il était totalement bloqué à l'époque. (Hüsseyin Sermet: je n'ai pas le moyen de contacter Hüsseyin rapidement pour lui demander si je peux signaler ce fait le concernant, en tout cas on retrouve dans ses interviews sur internet qu'il a été bloqué par Pierre Sancan, mais il n'a pas dit qui l'avait sorti de là !)
Il était exigeant sur tous les plans.
Ainsi, il n'hésitait pas à nous parler d'une réaction ou un trait de caractère de notre part qui le dérangeait, mais jamais devant les autres. Dans ce cas il nous invitait au restaurant...
J'ai ainsi partagé avec lui des repas dans un restaurant italien de l'avenue de Neuilly dans lequel son dessert favori était des fraises à la crème fraîche. Heureusement il nous invitait aussi facilement pour le plaisir du partage d'un repas.
En Juin 1974 il nous a annoncé son désir d'entrer dans un ordre monastique, même si nous nous en doutions depuis quelques temps, ça a été un coup dur. J'avoue que, même si je savais que c'était son bonheur, j'avais du mal à imaginer que ce qu'il pouvait apporter à des étudiants pianistes serait perdu. Nous allons le voir de temps en temps à l'Abbaye d'En-Calcat. Il nous écrit toujours avec sa belle écriture. La dernière fois que je suis allée lui rendre visite, je l'ai trouvé inchangé, très peu vieilli et toujours aussi proche de nous.
(à suivre dans notre « Lettre » de la semaine prochaine)
Elisabeth Lamarque
Légende photo : Lors du stage avec György Sebök, Elisabeth Lamarque est la première à droite