0
Spiritualité
Du « non possumus » de Thomas d’Aquin : Hymne à la joie (2ème partie), par Éric Trélut
Du « non possumus » de Thomas d’Aquin : Hymne à la joie (2ème partie), par Éric Trélut

| Éric Trélut 1715 mots

Du « non possumus » de Thomas d’Aquin : Hymne à la joie (2ème partie), par Éric Trélut

III. Le silence de Thomas : dépassement ou aboutissement ?

Certains ont voulu voir dans ce silence un renoncement à la théologie, une réduction de tout son savoir à néant. Mais Thomas n’a jamais méprisé son œuvre.

Selon Denys Turner (8), Thomas a choisi d’arrêter, non par lassitude, mais par enseignement. La Somme inachevée exprime quelque chose qu’une œuvre achevée n’aurait pas pu transmettre. La vérité ne se possède pas, elle se reçoit. Pour Thomas, il était nécessaire de placer la pauvreté de l’esprit au-dessus de la théologie. Ainsi, dans ce dernier silence de Thomas nous voyons dans sa plénitude, exposé à notre regard, ce lieu où le Dominicain, le Théologien, et le Saint se rejoignent. Pour saint Thomas d’Aquin la vie de pauvreté n’était-elle pas celle d’un enseignant dominicain qui a jusqu’au bout préféré mettre en avant la lumière reçue pour que d’autres puissent voir ? Ainsi,

Mais si l’on ne veut pas réduire à l’absurde sa vie de Dominicain, il faut supposer que ce que Thomas l’enseignant a vu le 6 décembre 1273, c’est que l’incomplétude assumée de la Summa pouvait elle-même enseigner quelque chose théologiquement—quelque chose qu’une Summa achevée n’aurait jamais pu transmettre. En d’autres termes, en échouant - ou plutôt, en refusant - d’achever la Summa Theologiae, Thomas demeurait pleinement un théologien dominicain dévoué, enseignant jusqu’au bout - mais cette fois, en sachant quand s’arrêter. Le silence de Thomas durant les trois derniers mois de sa vie fut sa réponse ultime aux exigences de la pauvreté mendiante : en ce jour de décembre, il déposa l’unique viatique qu’en tant que Dominicain, il pouvait légitimement porter et revendiquer comme sien : son œuvre personnelle de théologien.

Sicut bacula. Oui, cette paille est une paille d’or, et non n’importe quelle paille ! Mais au fond, ne sont-ce pas tous les mots qui, d’une certaine manière, ne sont que paille, à moins que la paille des mots ne vienne remplacer le grain des choses ? Alors, quel drame se joue en son cœur ? Pourquoi ce silence soudain chez celui dont la parole fut une cathédrale de clarté ? Jusqu’ici, chaque phrase qu’il traçait ouvrait un chemin, chaque concept illuminait un pan de l’invisible. La théologie, sous sa plume, n’était pas une spéculation stérile mais une ascension, un passage vers l’inconnu qui se laisse approcher sans jamais se laisser posséder. Mais voilà qu’un jour, au seuil du mystère, tout bascule. Non pas qu’il rejette son œuvre, ni qu’il méprise ce qu’il a écrit. Mais il a su que tout cela n’était qu’un avant-goût, qu’un balbutiement à l’ombre de l’Infini. Peut-être, en un instant, a-t-il vu ce qu’il cherchait à dire sans jamais pouvoir le saisir. Peut-être a-t-il compris que les mots, même les plus sublimes, ne sont que des cendres face au feu de l’éternité. Et alors, il s’est tu. Non par dépit, ni par lassitude, mais parce que parfois, lorsque l’aurore se lève, les étoiles s’effacent sans bruit. Parce qu’il est des silences qui portent plus loin que toutes les paroles. Parce que, au terme de la parole humaine, commence le souffle de Dieu.

L’écrivain C.S. Lewis, dans Le Grand Divorce, décrit l’instant où l’âme, arrivée au seuil de la lumière divine, découvre que tout ce qu’elle pensait savoir n’était que l’ombre d’une réalité infiniment plus grande. Il écrit :

Les ombres des grands mystères sont plus réelles que tout ce que nous prenions pour la lumière. Nous marchions dans un monde de spectres, et nous ne le savions pas.

Peut-être, est-ce cela que saint Thomas a entrevu ? Un seuil, non de néant, mais de plénitude. Un moment où toute parole devient superflue, non parce qu’elle manque, mais parce qu’elle ne peut plus contenir ce qu’elle voudrait dire. Loin d’être une rupture, son silence est une entrée. Non une fin, mais une (re)naissance. Et c’est là que tout bascule : non dans l’absence, mais dans l’évidence que, parfois, c’est en se taisant que l’on dit tout. Un peu comme l’amour qui est selon les mots du poète Bobin (9) « plénitude du manque » :

Vous attendez de l'amour qu'il vous comble. Mais l'amour ne comble rien – ni le trou que vous avez dans la tête, ni cet abîme que vous avez au cœur. L'amour est manque bien plus que plénitude. L'amour est plénitude du manque. C'est, je vous l'accorde, une chose incompréhensible. Mais ce qui est impossible à comprendre est tellement simple à vivre.

IV. Retour à la joie : Le dépassement du tragique

Personne ne vaut plus que ce qu'il a souffert. 

Combien de fois le ciel m'a trouvé à genoux, combien de fois l'amour m'a retrouvé en larmes ! 

Les larmes et les baisers alternaient sur mes joues quand je devais choisir entre l'amour et Dieu. 

Je ne regrette pas d'avoir choisi les larmes puisque la vérité est la volupté pure. 

La terre du paradis est dure à labourer, la beauté a rendu ma tristesse divine. 

Je ne crois plus en rien puisque je crois en Dieu : tout ce qui n'est pas vrai mérite de mourir (10).

Après une brève rémission, Joy, l’épouse bien-aimée de C.S. Lewis, meurt. Lewis vacille, sa foi chancelle. Pendant un temps, il lutte pour croire encore. Il écrit :
« Dans une vie devenue désolée, ce sont les joies partagées qui piquent et blessent. »

Mais peu à peu, il comprend que le vrai amour ne pleure pas ce qu’il a perdu, il se réjouit de ce qu’il a connu. Il cesse de pleurer Joy pour l’aimer autrement.
« Moins je la pleurerai, plus je me sentirai proche d’elle. »

La douleur devient un passage. Comme Dante avançant dans le feu, Lewis découvre que le deuil n’est pas un mur mais une porte. L’absence devient promesse. De même que la souffrance était aussi certaine que la nuit, la joie était aussi sûre que l’arrivée du matin. Dans le creuset de la veille de la mort de son épouse, Lewis se souvint de l’incroyable bonheur et de la « gaieté que nous avions parfois ensemble, alors que tout espoir était déjà perdu ». C’était un avant-goût de l’aube. Ce moment devint une saveur de ce que les Allemands appellent das Erhabene, cet instant où l’on est ému et où la douleur prend une forme positive, où le rire et la larme cohabitent dans le tombeau de l’œil. La mort, se rappela-t-il maintenant, n’était en aucun cas une séparation permanente. Il y avait le ciel—la joie y serait. Les deux Joys. Aucun adieu n’est définitif. Dans une lettre au Père John, un prêtre italien de Vérone avec qui il entretenait une correspondance en latin, Lewis exprima la conviction qui le réconforta dans la mort de son épouse :

Aujourd’hui, certes, les montagnes et les mers nous séparent, et je ne sais pas à quoi vous ressemblez dans votre corps. Que Dieu nous accorde, en ce jour à venir, jour de la résurrection des corps et du renouveau indicible de toutes choses, de nous retrouver. 

"La vie est belle" (11), non parce qu’elle est épargnée par la souffrance, mais parce qu’elle la traverse sans se laisser écraser par elle ; « incandescents, nous traversons les murs » écrivait Cristina Campo (12).

V. Postlude : Hymne à la joie

« J'étais cru, je fus cuit, j'ai brûlé (13). »

D’abord, l’innocence brute, l’argile encore froide. Puis la chaleur, l’apprentissage, la maturation dans le feu de l’expérience. Et enfin, l’embrasement, la brûlure du dépassement, la joie de se livrer tout entier à la flamme. C’est le destin du papillon, fasciné par la lumière, tournoyant autour d’elle, hésitant… avant de s’y jeter d’un battement d’ailes ultime. C’est l’élan de Baudelaire vers la Passante, le cri retenu d’un amour qui ne sera jamais. C’est Dante, debout face au mur de feu, tremblant, jusqu’à ce que le nom de Béatrice suffise à le précipiter dans la fournaise. Et c’est aussi Thomas d’Aquin, au seuil du mystère, qui dépose la plume et s’incline.

Les deux abîmes se rencontrent. L’abîme du savoir et l’abîme de l’Indicible. Là où l’homme se tait, Dieu parle. Là où la raison s’effondre, la joie s’ouvre. C’est la joie du vertige, la joie du ravin, la joie de la miséricorde. Ici, les deux abîmes ne se font plus face : ils se rejoignent. Le silence de Thomas est une réponse à Dieu. Il laisse Dieu achever. Saint Thomas d’Aquin a, comme tous les hommes qui vont bonnement leur chemin, soif de ce qui le dépasse, qui le fasse oublier lui-même. C’est là que se tient la joie. Ce silence de Thomas n’est pas un effacement, mais une offrande. Ce n’est pas l’orgueil qui lui ferme la bouche, c’est l’évidence d’un don qui le précède et le dépasse. Thomas d’Aquin dépose la plume, non par mépris de son œuvre, mais parce que la joie a pris toute la place. 

Et puis, il y a Héloïse. Elle aussi a connu cet abîme. Mais le sien était fait d’attente. Attente d’un nom, attente d’un regard qui ne viendrait plus. Elle aurait pu se taire par douleur, elle aurait pu renier par amertume. Mais au lieu de cela, elle a écrit. Elle a confié au papier ce que l’absence ne pouvait emporter :

"À jamais, dans le silence de ma retraite, vous serez toujours présent à mon cœur."

Peut-être savait-elle déjà ce que Thomas a frôlé : que la joie peut se cacher dans l’absence, que la présence peut s’écrire dans le silence. Car le silence n’est pas toujours un refus. Parfois, il est une attente.

Non pas une muraille de Chine, mais une Porte Sainte.
Non pas un effacement, mais une offrande.
Non pas une absence, mais une joie cachée, qui nous attendait depuis toujours… mais qu’on n’osait encore espérer.
Et plus encor !

Éric Trelut
Gabat, 2025

Notes
(8) Denys Turner, Thomas Aquinas : A Portrait, Yale University Press, 2013.

(9) Christian Bobin, Le Très-Bas, Gallimard, 1992.

(10) Lydie Dattas, Le livre des anges, Gallimard, 2013

(11) Etty Hillesum, jeune femme juive néerlandaise promise aux camps, a su, elle aussi, toucher cette plénitude au cœur du dénuement. Dans son journal (Une vie bouleversée : Journal 1941-1943)  [ Het verstoorde leven ], Paris, Éditions du Seuil, 1985), écrit au plus noir de la Shoah, elle ne cesse de répéter : "La vie est belle".

(12) Cristina Campo, Les impardonnables, Gallimard, 2023. « Dans la joie, nous nous mouvons au cœur d'un élément qui se situe tout entier hors du temps et du réel, mais dont la présence est sur ne peut plus réel ».

(13) Ancienne devise soufie souvent attribuée à Bayazid Bastami, mystique persan du IXe siècle.

Répondre à () :

| | Connexion | Inscription