Si l’on consulte plusieurs textes du Moyen Âge, on s’aperçoit que les Gascons et les Basques partageaient une même pratique sportive et militaire : l’art de lancer le javelot. Ce dernier était appelé en gascon et dans les langues romanes du nom de « dard », par analogie avec l’organe de défense des insectes volants tels que l’abeille. En basque, puis ensuite en castillan, il était appelé« azcona ».
Guilhem de Tudelle, l’auteur de la première partie de la « Chanson de la croisade albigeoise », œuvre qu’il rédigea entre 1210 et 1213, nous décrit le siège de la localité de Casseneuil (Agenais, actuel Lot-et-Garonne) par une armée de croisés en 1209. L’endroit était défendu par des « dardassiers » gascons :
« Mais Casseneuil, ces croisés ne l’eurent pas, car la place était forte et vaillamment défendue par la garnison qui y avait été mise [par le comte de Toulouse] : des Gascons aux pieds légers, habiles à lancer le javelot » (texte original : « Mas Cassanhols es fortz, per que no l’agron ges, E per la garnizo que l’a mot ben defes ; Que·s mes dins de Gascos fortment leugiers de pes, Que son bon dardasiers »).
Auparavant, le troubadour d’origine toulousaine Peire Vidal (+ après 1205) enjoignait dans sa chanson « Drogoman Senher » (écrite dans les années 1181-1185) le roi d’Aragon et comte de Barcelone Alphonse II d’assiéger Toulouse et il se faisait fort de battre les « dardiers » d’Aspe et d’Ossau engagés par le comte de Toulouse Raimon V : « Et si le roi [d’Aragon] marche sur Toulouse, sur le gravier [bords de la rive gauche de la Garonne], et si le comte [de Toulouse] s’y trouve avec ses misérables « dardiers » qui crient tout le temps « Aspe ! » et « Ossau ! », je me vante de porter le premier coup, et j’y frapperai de telle façon qu’ils rentreront deux fois plus vite, et moi avec eux, si on ne me ferme pas la porte » (texte original : E si·l rey torn a Tolosa, e·l gravier, E n’eis lo coms e siei caitiu dardier, Que tot jorn cridon « Aspa ! » e « Orsau ! », D’aitan me van qu’eu n’aurai·l cop premier, E i ferrai tan qu’els n’intraran doblier, Et ab lor, qui la porta no·m clau).
Cette tradition militaire partagée par les Gascons et les Basques-Navarrais est soulignée par la chanson de geste Girart de Roussillon composée dans la première moitié du XIIème siècle : « Sire, je viens de Gascogne où j’étais allé. Je vous amène Sénebrun de Saint-Ambroise [ou de Bordeaux], avec vingt mille Gascons, selon mon estime. Les Navarrais et les Basques, et ceux d’Agenais sont vingt mille aussi… Chacun porte trois dards et un épieu » (texte original : Aduc-vos Senebru de Sanh-Ambriei, Ab XX. M. Gascos, tant los esmei. Lhi Navar e lhi Bascle, cilh d’Agenei, Si son autre XX. M. em prumerei, Cascus porta tres dartz et I espei).
C’est une œuvre de fiction bien entendu, mais elle suggère qu’à l’époque les Gascons, les Basques et les Navarrais, ainsi que les habitants de l’Agenais (qui peuvent être en fait de la Gascogne agenaise, soit au sud de la Garonne) étaient connus pour être des « dardiers ».
A noter que quelques vers plus loin, nous avons sans doute la première mention du véritable nom ethnique des Basques : « Tandis que Girart parle des «Escuariens » qui portent quatre dards à la main et sont plus rapides que cerfs en la plaine ».
On apprend plus loin que les Navarrais et les Basques lancent leurs dards (« En ce jours les Navarrais et les Basques lancèrent leurs dards, il n’y a si fort bouclier qui ne soit détruit »). Il peut paraître surprenant que les Basques soient distingués des Navarrais, mais c’était une distinction commune à l’époque (XIIème siècle). Selon les sources à notre disposition et celles des trois derniers siècles du Moyen-Âge (XIIIe-XVe siècles), on désignait en général par le nom basque les habitants du Pays Basque « français » ou « nord » actuel et seulement eux, ce dernier nommé en latin « Basconia », en gascon « terra de Bascos » et en roman navarrais « tierra de Bascos » étant une subdivision de la Gascogne, soit en latin Vasconia. Les habitants de la Navarre n’étaient appelés que du nom de Navarrais quand bien même tout le monde reconnaissait que la plupart d’entre eux parlaient basque. Il n’est que peu question des bascophones des provinces de Guipuscoa, de Biscaye et d’Alava dans les textes médiévaux et ils sont habituellement désignés par le nom de leur province, non de leur langue.
L’auteur poitevin du chapitre IV du Codex Calixtinus conservé à Saint-Jacques de Compostelle, souvent identifié à Aymeri Picaud, son œuvre écrite avant 1134 étant surnommé « le guide du pèlerin », nous décrit ainsi les Basques et les Navarrais : « Partout où va le Navarrais ou le Basque (Navarrus aut Basclus), il emporte comme un chasseur une corne suspendue à son cou et il tient habituellement deux ou trois javelots (jacula) qu’il appelle auconas »
Les mercenaires catalans, aragonais et navarrais originaires des Pyrénées et surnommés Almogavars (fin XIIIe siècle) avaient également des troupes de dardiers. On peut aussi supposer, selon ce que l’on sait du combat à cheval du Haut Moyen Âge, que les cavaliers vascons utilisés au VIIIème siècle par les princes d’Aquitaine, en particulier Waïfre ou Gaïfier (745-768), lançaient des javelots depuis leurs chevaux. C’était en tout cas la pratique du roi breton Murman décrite par l’écrivain aquitain (des Charentes) Ermold le Noir face aux Francs de l’empereur Louis le Pieux en 818. Lui et ses guerriers lançaient leurs javelots du haut de leurs chevaux et ils pouvaient se réapprovisionner en prenant de nouveaux javelots emmenés sur des charrettes (« J’ai mille voitures pleines d’armes de jet toutes prêtes »).
On peut constater ici que cette tradition militaire ne fut pas limitée aux seuls Gascons et Basques. D’ailleurs l’auteur normand et gallois Giraud de Barri (alias Gerald of Wales en anglais) soulignait en 1188 dans sa Topographie de l’Irlande que «[les Irlandais] sont armés avec trois sortes d’armes : tout d’abord des lances courtes et deux dards, et ils suivent en cela les coutumes des Basques (Basclenses) ». Il avançait d’ailleurs que les Basques avaient une origine irlandaise, ce qui bien entendu n’a pas de fondements. Après le XIIIème siècle, je suis tombé sur un témoignage du XVIème ou du XVIIème siècle indiquant que les Basques portaient constamment avec eux des javelots et qu’ils ne les déposaient que lorsqu'ils allaient à la messe, sur le porche de l’église, ce qui donnait un spectacle assez surprenant pour les visiteurs étrangers. Mais je n’arrive pas à retrouver cette source pour le moment. Quant aux Gascons, ils semblent avoir délaissé à cette époque cette arme au profit de l’arbalète. Pourtant un dictionnaire espagnol datant de 1611 (Tesoro de la lengua castellana o española de Sebastián de Covarrubias) garde le souvenir de l'utilisation du javelot par les Gascons puisque l'on trouve au mot "hazcona" : « Lancette peu différente du dard. […] elle est dite quasi gasconne car elle est l’arme des Gascons » (Lancilla poco diferente del dardo. […] se dijo así cuasi gascona, por ser arma de los gascones).
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