Sous l’ombre silencieuse de Delphes, là où l’écho des oracles frôle peut-être les pierres, un professeur de philosophie guide ses élèves du lycée Jean Cassaigne (à Saint-Pierre-du-Mont), accompagné de deux collègues des lettres, sur les sentiers où la sagesse dialogue avec l’éternité.
Puis, de Mycènes, royaume des rois et des masques d’or, ils iront jusqu’à Épidaure, où le théâtre murmure encore l’âme grecque. Enfin, au pied de l’Acropole, ils rencontreront la pierre et la pensée.
L’amour est la plus haute forme de connaissance, car il ne cherche pas à posséder, mais à recevoir.
I. Question : L’incertitude et le feu
Ô nuit qui danse, ô feu sans retour,
Tout brûle et passe, tout s’efface en un jour.
L’ombre s’étire et le cri se perd,
Le vent dissout ce que l’homme espère.
Que reste-t-il quand tout s’efface ?
Quand la cendre vole et que tombe l’audace ?
Dionysos défait, Apollon éclaire,
Mais rien ne suffit sous la poussière.
II. L'hiver de Delphes : Entre Apollon et Dionysos
Lorsque l’hiver vient, Apollon s’efface. Il quitte Delphes sans bruit, laissant le temple ouvert aux vents et aux ombres. La lumière se retire sur la pointe des pieds, et derrière elle monte un frisson venu des profondeurs. Dionysos s’avance. Non pas un pas mesuré, non pas un regard de marbre tourné vers l’ordre immuable du ciel, mais une marée furieuse, un cri qui monte du ventre de la terre.
À Delphes, les Ménades sont déjà sur les cimes. Elles dansent, pieds nus sur la neige, bras levés vers un ciel trop haut, trop lointain pour leur folie. L’extase court dans leurs veines, le vin brise les digues de la pensée. La raison ? Dissoute dans le tumulte du sang, éparpillée comme les feuilles de vigne après la vendange. Elles savent. D’une autre manière. D’une manière sauvage et souterraine, une manière qui ne pèse ni ne juge, mais qui emporte, qui ravage.
Dionysos, lui, ne donne pas d’oracle. Il ne dicte pas, il brise. Il jette l’homme hors de lui-même, hors de ses certitudes, hors du cercle étroit de sa logique. Que reste-t-il quand tout est aboli ? Le cri. La nuit. L’ivresse d’être et de ne pas comprendre.
III. L'épreuve du feu : L'énigme ou la dissolution
L’oracle ne répond pas. Il ouvre une brèche, il creuse l’attente. À Delphes, sous les colonnes blanches de lumière, l’homme vient chercher une parole et repart avec une énigme. Il pose une question et l’oracle lui tend un miroir fendu. “Connais-toi toi-même” – mais comment se connaître quand toute certitude s’efface ?
Le vent porte les mots indistincts de la Pythie, et l’homme croit qu’il entend. Mais ce qu’il entend l’éloigne encore. Le savoir est un sentier qui ne se ferme jamais.
Socrate l’a compris : celui qui sait qu’il ne sait pas est plus proche du vrai que celui qui croit savoir. Mais à force de chercher, l’homme s’épuise. Les oracles troublent, ils ne révèlent rien. À quoi bon interroger un dieu qui ne fait que tisser des labyrinthes ?
IV. Orphée : Le double échec du savoir et de l'harmonie
Le poète Orphée a voulu savoir. Il a chanté jusqu’aux portes des Enfers, il a brisé les lois du monde pour retrouver son Eurydice. Mais il a cru que voir, c’était posséder. Il a cru que la lumière pouvait être saisie. Alors, il s’est retourné – et son Eurydice a disparu. Car ce que l’on veut posséder s’échappe. Ce que l’on veut voir s’efface.
Alors Orphée est resté seul, vide, sans elle et sans chant. Il n’a plus voulu chanter pour les dieux, plus voulu plaire aux hommes. Il a erré, refusant l’amour des femmes mortelles, se détournant du monde, figé dans l’absence de ce qu’il avait perdu. Et ce refus, cette solitude, a éveillé la colère des Ménades. Là où il voulait le silence, elles ont imposé le fracas. Elles l’ont trouvé, elles l’ont encerclé, et dans une fureur sans raison, elles l’ont déchiré.
Orphée, fils d’Apollon, a connu une mort dionysiaque. Mais avant cela, il avait connu une autre mort, une mort plus lente, plus insidieuse, une mort apollinienne. Car s’il a échoué en voulant voir son Eurydice, c’est qu’il était déjà condamné. Il avait voulu faire du chant un ordre, de l’harmonie une loi. Il avait cru que la musique pouvait plier le destin, que la mesure pouvait apaiser le chaos. Il avait chanté pour les bêtes, et elles s’étaient couchées à ses pieds. Il avait chanté pour les arbres, et ils s’étaient inclinés. Il avait chanté pour les dieux eux-mêmes, et ils l’avaient écouté.
Mais la musique ne sauve pas. La beauté ne suffit pas. Orphée a voulu croire qu’Apollon dominerait tout, que l’ordre du chant pouvait effacer la douleur. Mais la musique ne rend pas la vie. Elle la pleure, elle la magnifie, elle l’élève jusque dans un adieu trop beau. Orphée, avant d’être mis en pièces, avait déjà été brisé. Il était mort d’avoir cru que l’harmonie pouvait vaincre l’irréversible.
V. Le silence et l’accueil : La fin des oracles
Il y a deux formes de lumière : celle qui éclaire et celle qui consume. L’homme qui veut voir brûle. L’homme qui consent à recevoir est illuminé.
Alors, que reste-t-il ?
Une femme, simplement. Une femme qui n’interroge pas la parole de l’Ange de l’Annonciation. Marie ne cherche pas à comprendre ce que lui dit Gabriel. Elle ne lui demande pas d’explication, pas d’éclaircissement. Elle ne tourne pas autour de l’énigme pour en saisir le fil. Elle reçoit la parole, elle accueille, elle consent. « Me voici ». Là où Orphée échoue, elle réussit. Là où l’homme cherche une réponse qui fuit, elle se fait réponse elle-même. Elle ouvre les mains, elle dit Fiat, et Dieu advient.
La philosophe espagnole Maria Zambrano (1904-1991) l’avait deviné, elle qui écrivit que l’homme serait sauvé lorsqu’il cesserait de vouloir conquérir la vérité et qu’il consentirait à la recevoir. Les oracles ferment, Delphes se tait.
La parole n’a plus besoin de se cacher, elle se donne. Et dans la nuit, enfin, la lumière naît.
Selon le philosophe Martin Steffens, ces deux mots « me voici » se tiennent au bord extérieur de la vie. Ils sont « une façon de mourir telle une manière de s’ouvrir. Car, écrit-il (Marie comme Dieu la conçoit, Cerf, 2020), cette vie, si elle est reçue comme un don, n’est plus seulement ma vie. Quotidiennement, elle devient don d’elle-même et, rencontrant la mort, y verra peut-être une ultime offrande : « me voici. »
VI. Réponse : La vérité offerte
La plus grande lumière est celle que nous ne cherchons pas. Elle vient à nous quand nous cessons d’interroger.
Que viendra l’heure où l’oracle se tait,
Où l’attente seule dira la paix.
Que la lumière ne s’arrache pas,
Mais se reçoit, fragile éclat.
Que viendra un jour où, dans la nuit,
Une femme ouvrira les mains sans bruit.
Et que l’aube naîtra, douce et pure,
D’un murmure offert à l’azur.
VII. Épilogue : L’amour qui sait attendre
Tout semble s’effacer, tout semble être perdu, mais quelque chose demeure : un accueil, une ouverture, une parole qui n’a plus besoin d’être arrachée. Elle est là, déjà donnée à qui sait attendre.
Et puis il y a Héloïse.
Orphée a voulu retenir, et tout lui a échappé, Héloïse a su laisser advenir, et tout lui fut donné. Là où la philosophie grecque interroge sans fin et cherche des clés, l’amour accepte sans détour, et pousse une porte déjà ouverte. Héloïse n’a pas cherché à posséder Abélard, elle n’a pas cherché à enfermer leur amour dans un savoir, une maîtrise, ou une vérité dogmatique. Elle l’a reçu tel qu’il était, dans sa force et dans son abîme, dans sa lumière et dans sa perte :
« Nous nous sommes perdus l’un l’autre dans le monde, mais non dans l’éternité. »
Héloïse savait ce que les Ménades ignoraient, ce qu’Orphée ne put comprendre, ce que Socrate chercha sans jamais atteindre. Que l’amour ne se prouve pas, ne se démontre pas, ni ne s’arrache. Il se vit, il se reçoit, il se murmure.
Delphes s’est tu, Apollon a disparu, et Dionysos s’est effacé. Mais demeure le souffle de la vie. Entendez-vous le silence des pierres ? Plus de cri, plus d’énigme, plus de fièvre, mais seulement l’aurore qui s’incline avec tendresse sur le seuil, comme un battement d’ailes, un Fiat, ultime « oui » qui se donne sans bruit, comme une lumière au matin.
Les amants antiques s’égaraient dans la nuit comme Dante, au début de l’Enfer, se perdait au milieu du chemin par une forêt obscure. Mais, Héloïse et Abélard s’écrivent encore. Et, Marie veille encore. L’aurore annonce la lumière sur ce qui ne s’arrache plus, et qui se donne enfin…
… qui se donne pour l’éternité, la profonde et joyeuse éternité… et plus encor !
Je sortais de Delphes et je vis ce poème : Que cela ne finisse pas ! En voici la fin :
« Sans un mot, sans un murmure, comme si les paroles s’étaient tues toutes ensemble, et comme les sapins du Parnasse, nous gardions le silence.
Une larme est une langue qui parle en myriades de mots, comme si le firmament la prenait dans ses bras lorsqu’elle retourne à Delphes, à peine retenant ses sanglots.
Nous avons cru entendre quelque chose, simplement, maladroitement, au-dessus de l’étoile que Sappho semblait saisir dans sa lyre, tandis que tout se taisait – nous, les étoiles, les poètes des siècles, et le vent assoupi dans les oliviers.
Nous n’entendions plus rien des échos des Phédrides, qui résonnaient et répondaient dans toute la nuit, cette nuit, la plus belle de nos vies, qui ne reviendra jamais, des échos qui semblaient être un premier ange, debout dans le silence, répétant : “Oh, par Zeus ! À quoi servent les mots en amour ?”
“Ὦ, μά τόν Δία! Τί χρειάζονται οἱ λέξεις στήν ἀγάπη”. » Nikiforos Vrettakos, Retour de Delphes, 1957
Éric Trélut, Delphes
Selon le philosophe Martin Steffens, ces deux mots « me voici » se tiennent au bord extérieur de la vie. Ils sont « une façon de mourir telle une manière de s’ouvrir ». Car, écrit-il (Marie comme Dieu la conçoit, Cerf, 2020), cette vie, si elle est reçue comme un don, n’est plus seulement ma vie. Quotidiennement, elle devient don d’elle-même et, rencontrant la mort, y verra peut-être une ultime offrande : « me voici. »