Ce vendredi 19 septembre à 18h dans le grand salon de l’hôtel de Ville de Bayonne, l'universitaire Jacques de Cauna traitera de "Bayonne, le Pays Basque, Saint-Domingue, la traite des Noirs et l'esclavage" (entrée gratuite, sans réservation, places limitées).
Quelle place a occupé Bayonne, « porte d'Espagne » dans « l'infâme commerce du bois d'ébène (le mot est de Condorcet) ? Jusqu'à la publication en 2009 de La traite bayonnaise au XVIIIe siècle, à partir d'un mémoire soutenu à l'Université de Pau et des Pays de l'Adour, le sujet, rarement évoqué dans l'histoire locale, n'avait jamais fait l'objet d'une étude approfondie. A partir du journal de bord retrouvé d'un des rares navires négriers bayonnais et des instructions d’un armateur à ses capitaines, l'ouvrage fait le point sur les opérations de traite, leur préparation et leur déroulement en les replaçant dans le contexte plus large des relations de la ville avec les autres ports atlantiques, l’esclavage, l'Afrique et les Antilles. Finalement, il est vrai que bien loin de Nantes, le grand port négrier français, ou même des ports de second ou de troisième ordre, de Bordeaux à Saint-Malo en passant par La Rochelle et Le Havre, Bayonne n'a été qu'un « gagne petit » de la traite, alors même que ses passagers, basques, béarnais et gascons, et ses produits des riches arrière-pays de l'Adour et de la Nive, se taillaient une place respectable dans le nouvel Eldorado des îles à sucre, la grande île de Saint-Domingue.
Tout compte fait, replacé dans le contexte plus large de l'esclavage colonial associé au grand négoce maritime transatlantique du siècle des Lumières, le rôle des Basques et Bayonnais dans un domaine mémoriel devenu aujourd'hui très sensible, mérite d'être considéré sous un tout autre angle historique, tant il a été décisif sur de nombreux points en raison d'une forte présence aux îles marquée dès l'origine par des hommes aux personnalités remarquables qui n'ont jamais hésité à agir dans ce qu'ils considéraient souvent à juste titre être le bon sens.
L’histoire locale a retenu en particulier, parmi bien d’autres liés à Bayonne, les noms des flibustiers Michel le Basque et le chevalier de Gramont, des gouverneurs de l’île de la Tortue et Saint-Domingue Jean-Baptiste Ducasse, Jean-Pierre de Casamajor de Charritte et Armand de Belzunce, de l’intendant Jean-Baptiste Laporte de Lalanne, de l’intrépide chevalier de Courréjolles, du colon Jean-Baptiste Gérard, député défenseur des gens de couleur, des aides-de-camp de Toussaint Louverture : Dubuisson, Méharon, Lamérenx, de Michel-Joseph Leremboure, premier maire de Port-au-Prince, de l’amiral de Bruix, créole bayonnais du Fort-Dauphin, du Basque Jean-Baptiste Charlestéguy, refondateur après l’indépendance du Rite Haïtien maçonnique, des grandes familles haïtiennes venues de Bayonne, les Gardères, Berrouet, Lissalde, Delvaille, Sansaric et bien d’autres, et surtout des grands abolitionnistes que furent le commissaire civil Etienne de Polvérel, syndic des Etats de Navarre et premier libérateur des esclaves, et le discret mais si important député du Labourd Dominique Joseph Garat…
Sans oublier les nombreux hommes de couleur d’origine basque ou bayonnaise qui s’illustrèrent à leur suite dans l’histoire antillaise, tel le simple et obscur soldat mulâtre basque nommé Garat qui fut le premier à oser tirer sur l’Empereur Jacques Ier Dessalines lors de l’attentat qui mit fin à son règne au Pont Rouge. Ou, bien mieux connu, l’emblématique héros mulâtre de la révolution guadeloupéenne, Louis Delgrès, qui préféra mourir en se sacrifiant avec ses dernières troupes dans l’explosion du fort Matouba plutôt que d’abandonner sa lutte pour la Liberté.
Bayonne peut s’enorgueillir d’avoir généré des personnages d’une telle envergure et d’avoir accueilli comme elle le fit la famille du grand précurseur de la liberté des Noirs, Toussaint Louverture, reçue avec les plus grands honneurs dans la ville par le maire, les corps constitués et la population au point que l’autorité policière bonapartiste centrale à Paris jugea plus prudent de l’exiler en résidence surveillée à Agen. On pense aussi dans le même ordre d’idées au séjour qu’y fit le général en chef dominguois de couleur Thomas-Alexandre Davy de La Pailleterie, dit Dumas, fils d’un noble marquis normand et d’une esclave haïtienne et père de l’auteur des Trois Mousquetaires, surnommé le Diable Noir par les Autrichiens qui le redoutaient tant. C’est à Bayonne qu’il reçut des Terroristes montagnards le surnom dangereux mais élogieux de Monsieur de l’Humanité pour avoir su refuser, comme la partie saine de la population, d’assister aux sanglantes exécutions à la guillotine depuis le balcon sur la place de la maison où les représentants jacobins l’avaient assigné à résidence. On peut voir au Musée Bonnat le magnifique tableau en pied du général Dumas en chasseur attribué à Louis Gauffier (fin XVIIIe) dont le dictateur Duvalier, Président à vie d’Haïti, conservait une copie en son palais national de Port-au-Prince.
Il ne serait sans doute pas superflu d’entretenir la mémoire de cette relation particulière avec les Îles par l’intermédiaire de noms de rues ou de monuments, comme en témoigne à juste titre, pour une période plus récente, la statue du cardinal Lavigerie, grand pourfendeur de l’esclavage arabo-musulman en Afrique, qui trône entre Nive et Adour (voir à ce sujet l’article d’Alexandre de La Cerda paru dans Baskulture du 17 octobre 2019 : Retour sur le cardinal Lavigerie, ses portraits et sa statue…).
Jacques de Cauna
Historien, professeur et ancien diplomate dans la Caraïbe pendant vingt-cinq ans, docteur d’État de la Sorbonne, habilité à diriger les recherches par l’université des Antilles et de la Guyane, professeur honoraire des universités d’État d’Haïti (Ecole nationale des Arts), des West Indies (Mona, Jamaïque), de Bordeaux, de Pau et des Pays de l'Adour, ancien directeur du Centre de Recherche Historique de l’Institut français d’Haïti, aujourd’hui chercheur titulaire de la Chaire d’Haïti à Bordeaux (CNRS / EHESS) et membre de plusieurs conseils scientifiques de musées, de revues et instituts de recherche internationaux, Jacques de Cauna est l'auteur de plus de deux cents publications, collaborations et communications scientifiques internationales sur l'histoire de la Caraïbe et celle du grand Sud-Ouest, ainsi que d'une quinzaine d'ouvrages de référence parmi lesquels Au temps des Isles à Sucre, prix de l'Académie des Sciences d'Outre-Mer (1987), Antilles 1789, la Révolution aux Caraïbes (Ed. Nathan, 1989, préface d’Aimé Césaire), L'Eldorado des Aquitains, Gascons , Basques et Béarnais aux Îles d’Amérique, prix de l'Académie nationale de Bordeaux (1998), Haïti l’éternelle Révolution (prix de la Société Haïtienne d’Histoire, 1996), Amerindians, Africans, Americans. Three papers in Caribbean History (Kingston, West Indies Press, 1993), La société des plantations esclavagistes, Caraïbes francophone, anglophone, hispanophone. Regards croisés (2013), Toussaint Louverture. Le Grand Précurseur (Secrets d’Histoire, 2012) ou Cadets de Gascogne, prix des Trois Couronnes (2009). Après La Traite bayonnaise au XVIIIe siècle (Pau, Cairn, 2009), ses derniers ouvrages, Dynamiques caribéennes (2014), Fleuriau, La Rochelle et l'esclavage (2017), Toussaint Louverture, Bordeaux et l’Aquitaine (2023) traitent des questions très actuelles de migrations et de mémoire, d'identité et patrimoine.
Textes complémentaires de l’auteur sur le sujet :
- La traite bayonnaise au XVIIIe siècle.Instructions, journal de bord, projets d’armement, Pau, Ed. Cairn, 2009 (avec Marion Graff).
- Un fleuron de la construction navale bayonnaise au XVIIIe siècle, le négrier Le Robuste, Revue de la Société des Sciences, Lettres et Arts de Bayonne, n° 167, 2012, p. 143-156 (avec Marion Graff).
- Les Landes dans l'épopée maritime de la route des Amériques, voie de l'expansion gasconne XVIe- XVIIe s., Bulletin du Centre Généalogique des Landes, n° 117-118, 1e et 2e tr. 2016, p. 1655- 1678.
- L’Eldorado des Aquitains. Gascons, Basques et Béarnais aux Îles d’Amérique (XVIIe-XVIIIe s.), Biarritz, Ed. Atlantica, 1998.
- La colonisation française aux Antilles : les Aquitains à Saint-Domingue (XVIIe-XVIIIe s.), Tomes I et II, Thèse de doctorat d’État ès Lettres, Université Paris IV-La Sorbonne, 2000.
- Les Lamaignère, de Montfort et Bayonne. Soutenance de thèse de Madeleine Dupouy à Lorient, rapport, Bulletin du Centre Généalogique des Landes, n° 89, 1er trim. 2009, p. 935-936.
- Flibustiers basques et gascons de la Caraïbe, Cahiers du Centre de Généalogie et d'Histoire des Isles d’Amérique, n° 71, sept. 2000, p. 59-74.
- Michel-Joseph Leremboure, Bulletin du Cercle Généalogique du Pays Basque et du Bas-Adour, 1996, n° 19, p.15-16.
- Des esclaves à Capbreton au xviiie siècle, Bulletin du Centre Généalogique des Landes, n° 35, 1995, p. 361-364- Jean-Baptiste Charlestéguy, fondateur de la Franc-Maçonnerie haïtienne, Bulletin du Centre Généalogique du Pays-Basque et du Bas-Adour, 1992, n° 12, pp. 2-5.
- Noirs et gens de couleurs à Bayonne et dans Les Landes, Bulletin du Centre Généalogique des Landes, 1991, n° 19, p. 454-455.
- La sucrerie Clérisse à Saint-Domingue. Une histoire de famille, Paris, Cahiers du Centre de Généalogie et d’Histoire des Isles d’Amérique, 1990, n° 32, p. 48-61, et A plantation on the eve of the haïtian revolution, New-Orleans, Plantation Society in the Americas, 1993, n° 2, p. 31-40.
- Bayonne et Saint-Domingue au xviiie siècle, Bulletin de la Société des Sciences, Lettres et Arts de Bayonne, 1988, n° 144, p.85-104.
- Michel-Joseph Leremboure, un Basque premier maire de Port-au-Prince, Cahiers du Centre de Généalogie et d’Histoire des Isles d’Amérique, n° 17, 1986, 75-77