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Tradition
Anglet : Michel Camdessus évoque le cardinal Etchegaray, ami des hommes, ami de Dieu
Anglet : Michel Camdessus évoque le cardinal Etchegaray, ami des hommes, ami de Dieu

| F.-X. Esponde et Michel Camdessus 4487 mots

Anglet : Michel Camdessus évoque le cardinal Etchegaray, ami des hommes, ami de Dieu

Le 10 septembre dernier au Refuge d’Anglet chez les servantes de marie fut donnée par Michel Camdessus ancien directeur du FMI, ami personnel du cardinal la conférence du centenaire de la naissance de Roger Etchegaray à Espelette.
Le mois de septembre est celui du cardinal depuis le 25 septembre date de sa naissance, le 4 septembre celle de son décès à Cambo les Bains, le 9 septembre de la cérémonie des obsèques célébrés en la cathédrale de Bayonne.
Une première conférence fut donnée à la Mairie de Bayonne sous la présidence de Jean-René Etchegaray, président de l’Agglomération Pays Basque le 9 avril dernier, enregistrée et diffusée pendant l’été par la chaîne KTO TV dont le titre était Roger Etchegaray, ami des hommes. Sa diffusion dans la communauté francophone fut suivie sur plusieurs continents.
Le second volet reprenant une partie résumée du premier porta sur la spiritualité singulière de “cet apôtre de l’évangile aux portes du monde”, dans les missions particulières de guerre, et de conflits à la demande du Vatican.

Soeur Marianne responsable de la communauté prononça les mots de bienvenue au conférencier et à l’assistance. Une conférence était relayée par radio aux chambres des pensionnaires et des résidents du Refuge, soeurs et civils retirés en cette institution.
Jean Michel Barate, au nom de la ville d’Anglet, salua le conférencier et la congrégation pour son travail suivi dans la ville et auprès des angloys reconnaissants de leur présence.
Michel Camdessus prononça sa conférence de 50 minutes qui fut suivie d’un temps d’hommage et de recueillement autour d’Edouard Cestac, le fondateur de la congrégation au XIXème siècle et de Roger Etchegaray au XXème siècle inspirés tous deux par l’évangile et reliés par un cordon spirituel singulier d’attention aux plus démunis et aux urgences humanitaires du monde.

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Le cardinal, déjà âgé, entouré de l'académicienne Florence Delay, de Mgr Molères, du père Esponde, organisateur des colloques à Espelette, etc. ©
zLe cardinal, déjà âgé, entouré de l'académicienne Florence Delay, du père Esponde, organisateur des colloques à Espelette, etc..jpg

Trois textes écrits par le cardinal, la prière de Marie Madeleine, celle à la Vierge Marie, et à l’intention du pape François, ponctués de séquences musicales interprétées à l’orgue et de deux textes d’Edouard Cestac confortaient la richesse évangélique de ces deux hommes d’exception, originaires de notre région.

Le 25 septembre, date anniversaire de sa naissance, aura lieu la messe du centenaire à Espelette suivie d’une exposition de photos sur le cardinal, sa famille et les souvenirs de sa vie parmi les siens.

Une association des Amis du Cardinal est en cours de préparation autour de Michel Camdessus, de sa secrétaire au Vatican, à Justice Paix, et des fidèles de la mémoire de ce témoin conservée et à conserver, répandre et diffuser dans le temps qui vient.

Certains se souviendront qu’il inaugura à Bayonne, dans sa prime jeunesse ecclésiastique, le Service d’accueil des migrants, déplacés et gens du voyage, comme celui des premiers touristes visitant la ville, sa cathédrale et ses remparts.

"Cardinal Etchegaray : l’ami des hommes, l’ami de Dieu" par Michel Camdessus, ancien Directeur général du Fonds monétaire international

Chacun de nous, se retournant vers le cours de sa vie, lorsque l’âge vient, peut y discerner de grandes grâces. Pour mon épouse et moi, l’amitié de Roger Etchegaray, cet ami des hommes et cet ami de Dieu, est de celles-là. C’est donc pour nous un devoir de partager en ce jour où nous célébrons, jour pour jour, le centenaire de sa naissance ce que nous avons reçu de lui et d’encourager ceux qui ont eu aussi la chance d’être ses amis de témoigner à leur tour (il est grand temps) pour que sa mémoire demeure vive, ici dans son pays comme elle l’est aux quatre coins du monde. 
Ami des hommes, ami de Dieu ! Les deux ne font qu’un. Il est évidemment artificiel de les séparer. Pour la clarté de nos échanges, il le faut bien pourtant et donc je vous parlerai d’abord de l’ami des hommes et nous le suivrons arpentant le monde dans ses fonctions d’ambassadeur spécial du Pape, là où ne pouvait pas se risquer la diplomatie traditionnelle du Saint-Siège. Je tenterai ensuite de vous parler de l’ami de Dieu et comme là, nous toucherons ce qu’il avait de plus intime ; je lui donnerai le plus possible la parole. Nous rencontrerons alors le pasteur. Mais je le répète, ami des hommes, ami de Dieu : un seul homme, Roger Etchegaray.

I. L’homme 

Commençons par l’improbable début de notre amitié. À peine avais-je été élu Directeur général du FMI fin 1986 que j’apprends qu’un document publié sur la dette internationale par un des plus importants organismes de la curie romaine, le dicastère Justice & Paix, portait sur le comportement des équipes du FMI que j’allais diriger un jugement assez sévère. 
Or, la dette était à l’époque un des plus graves problèmes financiers mondiaux et ce service était dirigé par le cardinal Roger Etchegaray. Mon sang ne fait qu’un tour. Nous ne nous connaissions pas. Je l’appelle pour lui proposer de lui rendre visite. 
Il accueille avec plaisir l’idée de notre rencontre et, pour la première fois, je découvre l’immense sourire avec lequel il ouvre sa porte à ses hôtes. Alors que je me suis préparé à une franche explication, je suis immédiatement désarmé ! 
En quelques mots, tout est éclairé, le document expliqué et la décision prise de nous rencontrer souvent pour échanger sur nos expériences et nos savoir-faire, si possible évidemment à Espelette, pendant nos vacances. Nous topons-là et sans autre commentaire, il nous amène aussitôt, Brigitte et moi, arroser d’une bouteille de frascati cette rencontre dans une trattoria du Trastevere. Notre amitié était née. 

Parcourons maintenant, à grandes enjambées, son, extraordinaire parcours sur un chemin jalonné par quelques clochers. Celui d’Espelette, celui de son baptême (1). Enfance heureuse dans une famille traditionnelle de ce pays. Ce milieu familial l’a construit. Il ne cessera d’évoquer son père, réparateur de machines agricoles et des horloges des clochers de villages, le béret vissé sur la tête, qui ne se découvrait que devant le Bon Dieu ; sa mère ; son frère qui sera prêtre comme lui mais à la Mission de France et dont il admirait et par moment, semblait regretter de ne pas partager le service au contact des plus pauvres ; Maïté sa sœur qui, jusqu’à l’épuisement, accueillera ses innombrables amis chez elle à Choko Maïtea, au bout du village. 
Les derniers amis que j’y ai rencontrés était une famille ukrainienne dont le Cardinal fera de l’un des fils, Pavlo, son assistant. 

La Seconde guerre mondiale marquera la fin de cette enfance heureuse. Elle le surprendra au Séminaire qu’il quittera en 1942-1943 pour fuir en accord avec son évêque, par quelque sentier de montagne, le Service du Travail Obligatoire (STO). Puis c’est Bayonne et notre cathédrale, second clocher ! Si l’on compte bien, il passe ici une bonne douzaine d’années d’hyperactivité. 
Je n’en parlerai pas aujourd’hui. On le fera certainement plus tard, j’espère, sur la base de vos témoignages. Il y a ensuite Notre Dame de Paris où, après avoir été nommé au Secrétariat de l’épiscopat français, il est ordonné évêque. Ce jour-là, les voûtes aujourd’hui meurtries de Notre Dame retentiront de joyeux chants basques et des airs d’accordéon d’un chanteur gitan dont il avait été l’aumônier et l’ami. 
Son quatrième clocher est celui de la Bonne Mère. Nous le retrouverons en parlant du prêtre et du pasteur à Marseille. Puis il y a Rome et Saint Pierre. Et là, jusqu’aux ultimes années de sa vie, il sera le collaborateur, le confident et l’ami de ce géant de l’histoire que fut Jean-Paul II. 
À partir de là, ne comptons plus les clochers innombrables comme les voyages qui, à la demande du pape, vont lui faire arpenter le monde. Dans l’extraordinaire diversité de ces missions, entre dialogues, sourires et larmes, il « sentira battre le cœur du monde », selon le beau titre de l’un de ses livres écrit avec le journaliste Bernard Lecomte. Voilà ! 
Mais quel genre d’homme était-il ? Que diront de lui tous ceux qui, ici d’abord et à travers le monde, l’ont connu ? D’abord, transparent malgré sa discrétion, son état permanent de prière. Si on lui demandait quand priait-il, sa réponse fusait : « Drôle de question ! Demande-t-on à un enfant « Quand aimes-tu ta mère ? » On nous parlera ensuite de ses qualités humaines hors du commun, évidemment : - L’éclat d’une intelligence qui est d’abord intelligence du cœur, mais aussi formidable capacité d’attentions aux personnes et d’imagination pour tous ce qui peut les rapprocher et les amener à donner le meilleur d’eux-mêmes.

- Une très vive sensibilité avec ce qui l’accompagne toujours : une capacité à exulter de joie dans l’amitié et aussi une souffrance très vive devant tout ce qui abime ou écrase les plus faibles, pour ne pas mentionner la désunion des chrétiens et celle des catholiques entre eux bafouant la suprême demande du discours après la Cène : « Père, que tous soient un pour que le monde croît. » 

- Au-delà, enfin, une passion, la seule que cet homme si pudique avouait volontiers « voir, pour mieux les servir, comment vivent les hommes et les femmes d’aujourd’hui » partout, mais surtout là où, comme aux portes de l’Enfer de Dante, « toute espérance a disparu ». Comment ne pas mentionner enfin cette observation de Monseigneur Gouyon dont il fut le Vicaire général : « Une hardiesse qui sait être timide et une timidité qui se révèle audacieuse. » 
Cette passion pour l’homme l’a constamment amené à rechercher toutes les rencontres possibles, comme si l’extraordinaire tapisserie de sa vie devait en être tissée. En toute conversation avec lui, on pouvait identifier deux maîtres-mots, deux mots magiques sur ses lèvres. Il prononçait l’un avec une particulière intensité, contact. L’autre, avec délectation, joie évidemment de la rencontre. Il usait de tous ses dons pour l’accueillir et la vivre. Passion dans la passion, oserais-je dire, enfin : la passion de la rencontre du pauvre. 
Écoutez ce qu’il en disait : « Les plus belles expressions d’espérance, je les ai entendues de la bouche des pauvres. J’en rends grâce, j’ai le sentiment que je touche Dieu à chaque fois que je touche un pauvre. » 
Les religieux qui avaient sa prédilection étaient ceux dont, comme nombre d’entre vous, mes sœurs, sur les traces du Père Cestac, le service quotidien s’exerçait à proximité immédiate des plus défavorisés. De là probablement, enfin, son inquiétude devant l’embourgeoisement qui nous menace tous, son rappel de l’importance de la vertu de pauvreté : « Un chrétien, disait-il, devrait ressentir de quelque manière dans sa vie la morsure de la pauvreté. » 

Comment vivions-nous cette amitié ? Tous les étés autour du 20 juillet, il m’appelait et me proposait de reprendre à Espelette nos échanges. L’ordre du jour était toujours le même : nous parcourions l’état et les perspectives du monde et de ses points chauds, la chute du Mur de Berlin, la marche des pays de l’Est vers leur liberté et le redressement de leur économie, et toujours, toujours, les pays les plus pauvres. 
Chaque fois, nous essayions de repérer les interlocuteurs les plus fiables avec lesquels quelque chose pourrait être construit ; l’équipe polonaise avec Lech Walesa et le Premier Ministre Mazowiecki ; en Russie, l’Église orthodoxe qui avait tellement à dire sur le véritable état de la société. C’est ainsi qu’Alexis II, alors patriarche de Moscou, qu’il connaissait déjà bien, était devenu notre ami commun ; en Afrique, Nelson Mandela ou Jacques Diouf, Président de la FAO, et tant d’autres. 
Enfin et surtout, Saint Jean Paul II, auprès de qui il se hâta de m’introduire et dont, avant même la Chute du mur de Berlin, je pu découvrir tout ce que nous savons de lui et tout particulièrement sa force d’âme… le patriotisme polonais.

Dans le même esprit, toujours prêt à des rencontres vraies, il venait volontiers participer à des rencontres que nous organisions pendant l’été, chez nous à Bayonne ou dans un caserio de Biscaye (2), avec d’autres dirigeants européens et mondiaux pour tâcher d’évoquer ensemble en toute simplicité tous ces problèmes. 
Plus tard dans les toutes dernières années de sa vie, il venait avec joie présider à l’Église d’Espelette ou de Cambo les conférences où, à l’initiative de Monsieur l’abbé Esponde, les grands problèmes d’actualité de l’Église et du monde étaient évoqués par des personnalités de premier plan. 
Le public se pressait à ces rencontres. 
Au fait, ne serait-ce pas une excellente initiative à reprendre désormais à sa mémoire ? 

Ce qui lui importait par-dessus tout était de s’assurer que les hommes, les femmes et les enfants au bout de la chaîne, les parias de nos sociétés soient écoutés, mieux traités et trouvent dans leurs engagements, pour modeste qu’ils soient, les voies d’une espérance. Ces rencontres avec eux, c’était ce qu’il appelait, reprenant des mots d’Emmanuel Mounier, « l’amour à bout portant » ! 
Ces contacts avec les plus pauvres qu’il aimait nous raconter étaient, pour lui aussi, source d’espérance. Il en tirait cette certitude que, si un jour, une civilisation plus humaine pouvait se substituer progressivement à celle que la recherche exclusive du profit déshumanise, elle trouverait son assise dans l’expérience de tant d’hommes et de femmes déshérités à travers le monde qui, refusant l’inacceptable, combattent à main nue pour la dignité humaine et finissent par réaliser ce qu’ils auraient pu croire impossible. Il croyait qu’il y avait dans ces expériences des pauvres des foyers d’émergence d’une nouvelle culture et une précieuse source d’inspiration pour son travail à Rome et pour le nôtre dans les institutions européennes ou mondiales.

II. L’ami des hommes : l’envoyé du pape pour les « missions impossibles » 

Cette diplomatie de « l’amour à bout portant » était donc celle de l’envoyé-spécial du Pape pour porter à travers le monde un message de Justice, de défense des droits humains et par-dessus tout, de paix. D’où ces voyages innombrables : 
- La Chine, d’abord. Le rêve de sa vie, aura été de contribuer à établir des liens vrais au-delà de la simple diplomatie avec ce pays qui, dans les années 60, persécutait l’Église et lui était obstinément fermé. Pas de quoi le décourager. Il se souvenait que les seigneurs d’Espelette avaient été liés à la famille de Saint François-Xavier mort au XVIe siècle sur les plages de l'île de Sancian en Chine sans voir pu réaliser ce rêve. 
Là où les Américains useront de la diplomatie du ping-pong, l’enfant d’Espelette inventera la diplomatie du panda ! Tout le monde avait oublié qu’un naturaliste et sinologue de renom, le père Armand David né à Espelette, avait découvert au cours de ses recherches le grand panda si vénéré depuis par les Chinois. 
Roger, lui, avait gardé ce souvenir de ses lectures de jeunesse, d’où l’idée d’un voyage prétendument privé avec le maire d’Espelette dans la province du Sichuan en octobre 2003 pour rendre un hommage d’ezpeletars au Père David décédé en 1900. Delà, de fil en aiguille, toute une série de contacts avec les autorités régionales, puis nationales chinoises, prenant de plus en plus un tour officiel et une grande avancée vers la normalisation des relations entre la Chine et le Saint Siège, jusqu’à l’accord récent sur l’épineuse question de la nomination des évêques. L’accord tient toujours. 

Un autre pays, claquemuré, ne put non plus lui résister : le Cuba de Fidel Castro dont il sut conquérir l’amitié. 
Laissez-moi dire en quelques mots l’anecdote qu’il raconte dans son livre L’Homme, à quel prix (3) sur le Líder Máximo : Je le cite encore, « Je me rappelle ce moment, à la nuit tombante, le 17 décembre 1992. Je lui racontai que, le matin même, j’avais présidé le pèlerinage populaire au sanctuaire de Saint Lazare, patron de La Havane. Il me dit que sa mère s’y rendait chaque année et l’emmenait, enfant, avec elle. Il me demande à brûle-pourpoint « Comment canonise-t-on un saint ? »
Embarrassé, j’évoquai la « nuée » de saints, non-inscrits au calendrier, que l’Église célèbre à la Toussaint. J’ajoutai que, peut-être, en ce moment même, sa mère et la mienne se trouvaient côte à côte, chantant ensemble la gloire de Dieu. Lui et moi nous nous sommes alors regardés comme deux enfants, et j’ai surpris une larme sur sa joue. » Fin de citation. 

Ces missions, hélas, donneront lieu parfois à des larmes d’une toute autre nature. Je pense à son périple au Rwanda. Il est envoyé par le pape en avril 1994 dans ce pays ravagé depuis trois mois par le génocide des Hutus. Son périple autour du pays, en pleine guerre civile, sera, dira-t-il, le plus long Chemin de croix de sa vie. Rien ne lui sera épargné : la visite d’un camp de 40 000 réfugiés menacés de famine. Plus loin, arrêt pour une prière dans une grande église où flotte l’odeur de 3 000 victimes qui viennent d’y être abattues. Lorsqu’il le peut, il s’adresse au peuple rwandais « dans un langage, selon ses propres mots, cru et dur », pour éveiller les consciences et tenter de sauver les dernières chances d’une difficile conversion sur le chemin de la paix. Il ira enfin dans une cathédrale déserte où reposent sous des tas de pierres trois évêques, ses amis, sommairement ensevelis après leur assassinat.

Je l’entends encore à son retour, les larmes aux yeux nous raconter ces heures les plus éprouvantes de sa vie. Il retournera pourtant plusieurs fois au Rwanda. Pourquoi, lui demandera Bernard Lecomte ? Et sa réponse jaillit toute simple : Par devoir, mais plus encore, par amour. On ne peut aimer quelqu’un sans l’aider jusqu’au bout et on ne peut l’aider sans l’aimer jusqu’au bout. Tout commentaire serait de trop. 

Le temps me manque pour évoquer en détails sa mission de février 2003 en Irak, son dernier voyage de tous les dangers. Dernier étranger à voir Saddam Hussein, il lui portait une lettre personnelle du pape lui manifestant son désir de tout faire pour éviter la guerre. Après avoir changé trois fois de site, il a un long entretien en un endroit secret pendant lequel, me faisait-il remarquer en me montrant une photo où Saddam et lui semblent détendus, « j’avais ma main gauche dans ma poche parce que je ne lâchais pas mon chapelet ! »
Hélas, les dés étaient déjà jetés ; l’Amérique de George W. Bush mettait la dernière main à la préparation de son offensive… On apprendra plus tard qu’à l’heure où la guerre allait éclater, il proposa au pape de retourner en Irak pour partager en silence les conditions de vie que les Irakiens auraient à connaître (4) . 
Le pape jugea préférable de ne pas donner suite. 

III. Le pasteur ami de Dieu 

Tournons-nous maintenant vers le pasteur, l’ami de Dieu. C’est lorsqu’il évoquait sa tâche de prêtre et d’évêque que sa joie profonde transparaissait. Et d’abord, sa mission à Marseille. Ses « premiers amours » d’évêque, dira-t-il. 
Pour vous donner la tonalité de son attachement à cette ville et à ses tâches d’évêque, je voudrais vous citer ces quelques mots de sa réponse à un discours plein d’humour et d’affection de Gaston Defferre, longtemps maire de Marseille : « Lorsque je suis devenu évêque de Marseille, j’ai été aussitôt adopté et comme baptisé Marseillais dans les eaux du Vieux Port. […] Ce peuple marseillais qui a sa mémoire, son hérédité, ses cicatrices, sa tendresse, ses rêves d’avenir, ce peuple de Marseille, je vous remercie, Monsieur le Maire, de me donner l’occasion de confesser que je l’aime à la folie. » 

Ne laissons pas cependant cette sympathique bonhomie nous égarer. La magnifique homélie d’adieu prononcée à la veille de son départ pour Rome lorsque Jean-Paul II l’appelle à présider Justice et Paix, et Cor Ponum en juin 1984 nous en dit long sur la sollicitude apostolique du pasteur. Je le cite :
« En cette cathédrale, foyer de toute la vie diocésaine, je me pose publiquement une seule question et elle est de taille : as-tu, dans ta mission d’évêque, contemplée Jésus Christ avec assez d’amour, au point de le savoir par cœur, au point d'en vivre jusqu'au bout des ongles, au point de l'annoncer « à temps et à contretemps » ? Qu'as-tu fait de Jésus-Christ ? Qu'as-tu fait de ton Église ? Chers Marseillais, puis-je en toute vérité vous dire ce soir, comme l'apôtre dans cet autre port de Corinthe : « j'avais décidé de ne rien savoir parmi vous que Jésus-Christ et, plus précisément, Jésus-Christ crucifié… afin que votre foi ne soit pas fondée sur la sagesse des hommes mais bien sur la puissance de Dieu. Église de Marseille, me suis-je assez ingénié, assez essoufflé pour te dire que notre monde a un besoin désespéré d'authentiques témoins, familiers et passionnés de l'Évangile, conscients de sa force extraordinaire, sachant vraiment que le Christ et le seul Sauveur, que rien ne peut être pleinement humain qui ne passe par sa Pâque et ne s'ouvrent à son Royaume ? 
Et il conclura par ces mots : « Je peux témoigner que c'est lorsque je suis resté le plus lié, enchaîné à la Parole de Dieu, que je me suis senti le plus libre, libre de tout et de tous. Et c'est alors que j'ai eu la joyeuse et pleine assurance de vous servir le mieux, vous, Chers Marseillais. » 

Enchaîné à la Parole de Dieu, il le restera bien sûr dans ses fonctions au Vatican à un poste où s’élaborait la parole de l’Église face à des problèmes tels que la dette internationale, le commerce des armes, les questions démographiques, la spéculation foncière et ceux des paysans sans terre en Amérique Latine, etc. 
Chacun de ces grands documents et chacune de ses interventions portent sa marque : rigueur de l’analyse, souci du concret, confiance dans l’engagement des hommes sur ces chantiers et toujours et partout, attention particulière à toutes les institutions sociales, et, en leur sein, je le répète, à tous ceux qui consacrent leur vie au service au contact des pauvres avec toujours ce souci d’apprendre d’eux et de partager leur cri. 

Où puisait-il la vigueur, l’enthousiasme de son engagement ? Il en a livré le secret dans le livre Jésus, vrai homme, vrai Dieu dont je ne saurais assez vous en recommander la lecture. Il reprend l’essentiel de la retraite prêchée au Pape et à la Curie pour le carême 1997. Un tel livre ne se résume pas. C’est la parole d’un homme qui vit, comme il disait, « dans la ronde » trinitaire. Qu’il me suffise donc de vous donner quelques titres de ses brefs exposés dont Jean-Paul II avait souligné la « fraicheur et la vivacité »
- Jésus, le fils 
- Vers le « Père des miséricordes » 
- Esprit saint, esprit de Jésus 
- « Il s’en alla dans la montagne pour prier » 
- « Si nous mourons avec lui, avec lui nous vivrons » 
- Visage du Christ, visages des hommes 
- Le « mystère » de l’Église 
- « Viens, Seigneur Jésus ! » 
- Marie source de notre joie 

Ces thèmes nous disent l’essentiel de sa foi, de son amour de l’Église et de sa soif de les partager. Il vivait avec enthousiasme le renouveau engagé par Vatican II dont il avait été un expert très actif, mais dans la pleine conscience des multiples crises que l’Église devait affronter. De là, l’insistance avec laquelle il rappelait que l’unité de l’Église, la communion en son sein étaient la charge primordiale de l’évêque pasteur de chrétiens qui souvent s’ignorent, se fuient ou s’affrontent au fil des jours. De même, tenait-il à rappeler que l’Église de notre temps a la mission essentielle de faire naître et s’épanouir en ce monde la fraternité des hommes. 
Unité de l’Église, fraternité des hommes, « L’Église est le plus grand foyer d’amour jamais encore apparu dans le monde » aimait-il dire, reprenant les mots du Père Teilhard de Chardin. 
Fraternité, parce que tous les hommes sont enfant de Dieu, frères de son Fils, et tous appelés au même Salut. 
Alors qu’il observait passionnément la marche du monde vers son unité à travers l’évolution cahotante de la mondialisation, il mesurait l’immense portée de cette responsabilité pour chaque chrétien appelé à vivre cette fraternité dans la vie de tous les jours, tant au niveau local que dans une dimension globale qui s’impose chaque jour davantage. 
Fraternité, enfin, qui appelle une solidarité toujours plus étroite. Fraternité et solidarité : pour lui, deux sœurs jumelles.

L’heure tourne. Il me faut conclure. Permettez-moi de le faire en évoquant notre ultime rencontre. Nous étions allés, mon épouse et moi, lui rendre visite à Cambo à la maison de retraite des prêtres du diocèse. Nous le trouvons sur la chaise longue qu’il ne quittait plus. On s’embrasse et presque aussitôt, il brandit un exemplaire de son dernier livre : « Regarde, me dit-il, je l’ai écrit d’un seul trait mais je voudrais en faire une nouvelle édition. Je voudrais rendre plus percutants certains passages. Tu comprends, nous devons toucher les cœurs ! Alors, si tu veux, je vais te demander de me lire à haute voix certains paragraphes et nous rechercherons ensemble un langage plus fort. » 
Nous avons passé un long moment à ce travail jusqu’au soir, nous interrogeant ici ou là sur tel mot, telle tournure. Un dernier effort donc pour toucher encore mieux les cœurs, pour qu’ils brûlent de la même ardeur que le sien, d’amour des hommes et de Dieu. Et ce fut tout. 
Peu de temps après, il allait, comme il aimait le dire, « regagner la Maison du Père ».

(1) Trois prénoms lui sont donnés : Roger, Marie, Elie. Il trouvera dans ce prénom du grand prophète d’Israël la raison de son amour de l’Ancien Testament et de sa chaleureuse fraternité pour le peuple juif. 
(2) Ce seront les « Dialogues des Deux Chênes » puis los Dialogos de Iruaritz.
(3) Roger Etchegaray, L'Homme, à quel prix ? p. 105, Éditions De La Martinière (2012)  
(4) On trouvera le texte intégral dans J’ai senti battre le cœur du monde (Fayard) p. 270-271

CURRICULUM VITÆ DE ROGER ETCHEGARAY 

1922 Naissance à Espelette 
1947 Ordonné prêtre pour le diocèse de Bayonne et préparation d’un doctorat de Droit canonique à Rome. 
1949 Secrétaire particulier de Mgr Terrier, évêque de Bayonne. 
1954 Secrétaire général de l’Action catholique du diocèse. 
1957 Directeur des Œuvres du diocèse. 
1960 Vicaire général. 1961 Directeur adjoint du secrétariat de l’épiscopat. 
1962-1965 Expert au Concile. 1962-1970 Directeur du secrétariat de la Conférence des évêques de France. 
1966 Secrétaire général de l’épiscopat. 1969 Évêque auxiliaire de Paris. 1970-1984 Archevêque de Marseille. 
1971-1979 Président du Conseil des conférences épiscopales d’Europe (CCEE). 
1975-1981 Président de la Conférence des évêques de France. 
1979 Créé cardinal par Jean-Paul II. 1984-1995 Président du Conseil pontifical « Cor Unum ». 
1984-1998 Président du Conseil pontifical Justice et Paix. 
1994 Élu à l’Académie des sciences morales et politiques. Nommé président du Comité du Grand Jubilé de l’an 2000. 
2005 Élu vice-doyen du Sacré Collège. 
2019 Mort à Cambo 

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