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Cinéma
Réflexions d'un cinéphile confiné : Jacques Tati, l’œil écoute (2)
Réflexions d'un cinéphile confiné : Jacques Tati, l’œil écoute (2)

| Jean-Louis Requena 1205 mots

Réflexions d'un cinéphile confiné : Jacques Tati, l’œil écoute (2)

Deuxième partie des "Réflexions d'un cinéphile confiné" de Jean-Louis Requena consacrée aujourd'hui à Jacques Tati

Remis d’un grave accident en mai 1955, Jacques Tati entame mi-septembre 1956 le tournage de "Mon oncle". C’est son premier long métrage en couleur. Ses assistants sont Henri Marquet, son ami, et un nouveau venu : Pierre Étaix (1928/2016), futur réalisateur. Monsieur Arpel (Jean-Pierre Zola), directeur d’usine, vit avec sa femme et son petit garçon dans une maison futuriste bardée de tous les gadgets électroniques. Son beau-frère Hulot (Jacques Tati) fantasque, rêveur, vient leur rendre visite de temps à autre… Fâché avec Fred Orain (question argent !), Jacques Tati a créé sa propre maison de production : « Specta-Films ». Le tournage est long, laborieux, fini à la veille de la sortie en salle le 10 mai 1958. Jacques Tati a fait construire une vraie maison dans les terrains des Studios de la « Victorine » à Nice. Avec les acteurs, professionnels ou non, il multiplie les prises durant près d’un an. Les séquences de monsieur Hulot dans son village, sont tournées à Saint-Maur-des-Fossés (Val de Marne) en région parisienne. Jacques Tati a dirigé tous ses comédiens à la voix, sans prise de son, comme au temps du cinéma muet. Un énorme travail de postsynchronisation est nécessaire que le réalisateur fignole sans cesse. Jacques Tati, plutôt affable dans la vie devient irritable. Sa femme Michelle déclare : « les films de mon mari ne me font pas rire du tout ! ». Le film est un triomphe couronné (entre autres) par le « Prix Spécial du Jury au Festival de Cannes 1958 », et « L’Oscar du meilleur film en langue étrangère à Hollywood (1959) ».

Lors de sa visite en Californie pour recevoir sa statuette, Jacques Tati demande à rencontrer, à la stupéfaction de ses interlocuteurs, Mack Sennett (1880/1960), inventeur du burlesque américain, oublié depuis des lustres, et Harold Lloyd.
Jacques Tati est sur le toit du monde bénéficiant d’une popularité internationale.

Playtime, la chute (1963/1968)
Jacques Tati est agacé par les ravages qu’entraîne dans son environnement, « le boom immobilier » dans les villes françaises : on démolit à tout va pour construire, en lieu et place, des immeubles modernes qui ne s’intègrent pas dans le tissu urbain. Il coécrit un scénario avec Jacques Lagrange (1917/1995) sur le thème d’une ville futuriste de verre et d’acier traversée par des passants (employés, agents, touristes, etc.), et monsieur Hulot qui a un rendez-vous important. Sur 8 hectares à Joinville-le-Pont (Val de Marne), il fait construire des décors gigantesques et commence la mise en scène de "Playtime" (octobre 1964) qui durera avec beaucoup d’aléas trois ans ! (octobre 1967). Le film est tourné en pellicule couleur (Eastmancolor) 70 mm et 3 pistes sonores, ce qui ne s’était jamais fait en France ! Le tournage s’éternise, le metteur en scène multiplie les prises jusqu'à épuisement des interprètes. Le budget initial explose, l’argent vient à manquer. Pour les gens de cinéma Jacques Tati est devenu « Tatillon » dans « Tativille ». La première version montrée aux distributeurs est décriée par eux : 2h 34’, c’est trop long (moins de séances !). Le réalisateur remonte une version à 2h 15’. Le dernier opus de Jacques Tati est un échec commercial compte tenu de l’énormité de l’investissement. Il est salué par des cinéastes : François Truffaut (1932/1984), Jean-Pierre Melville (1917/1973) qui déclare : « Playtime est le seul vrai grand chef d’œuvre du cinéma français ». Une partie de la critique assassine Playtime : « faux monument national » Henry Chapier (Quotidien « Combat »).

De surcroît, malgré les efforts de Jacques Tati, le film n’est pas distribué aux États-Unis. Sa société de production « Specta Films » fait faillite, ses films sont saisis, sa propriété de Saint-Germain-en-Laye également. Il mettra dix longues années pour récupérer une partie de son œuvre. Sa santé en sera affectée.

Robert Dorfmann (1912/1999), grand producteur sur la place de Paris ("Le Corniaud" - 1965, "La Grande Vadrouille" – 1966, "Tristana" – 1970, etc.), accepte de cofinancer le nouveau film de Jacques Tati : Trafic (1971). Le scénario est écrit en collaboration avec Jacques Lagrange. Monsieur Hulot est dessinateur dans l’entreprise Altra. Il doit, à l’aide d’un chauffeur, convoyer une voiture « Renault 4L » entièrement aménagée au grand salon automobile d’Amsterdam… C’est une satire douce-amère de la folie de l’automobile qui a saisi les français durant les « Trente Glorieuses » (1945/1975). 

"Parade" (1974) est un retour aux sources du music-hall. Dans un petit cirque suédois, Jacques Tati devant un public ravi joue le rôle de Monsieur Loyal en reprenant entre les numéros de clowns, d’acrobates, ses sketchs d’antan : « Impressions Sportives ». La représentation est captée en direct grâce aux nouvelles techniques vidéo. Le film est présenté, en mai 1974, au festival de Cannes entre les deux tours de l’élection présidentielle !

En 1977, un César d’honneur lui est décerné lors de la 2ème Cérémonie des César pour l’ensemble de son œuvre. Sur scène, il plaide vigoureusement en faveur des courts métrages, étape nécessaire, selon lui, à tout réalisateur de films.

Avec sa fille Sophie Tatischeff (1946/2001), monteuse, il filme à la demande de Gilbert Trigano, mécène, un documentaire "Forza Bastia 78 ou l’ile en fête" (26’) à Bastia (Corse) sur la finale de la coupe d’Europe UEFA qui tourne au désastre : orages et pluies diluviennes durant le match.

En mai 1982, il est célébré au Festival de Cannes comme l’un des dix grands cinéastes vivants. Il meurt à Paris le 5 novembre 1982.

Jacques Tati (1907/1982) : l’œil écoute
Jacques Tati est un cinéaste à part dans le cinéma français et mondial. Son art si singulier est admiré par de grands réalisateurs : Martin Scorsese (1942), David Lynch (1946), Robert Altman (1925/2006), Woody Allen (1935), etc…Il est inimitable, et du reste, n’a jamais été imité sauf quelques transcriptions de son univers dans le dessin animé : l’Illusionniste (2010). Admirateur des grands burlesques américains comme Charlie Chaplin, Buster Keaton, Harold Lloyd et surtout W.C. Fields (1880/1946), il était à leur instar un artisan consciencieux, méticuleux, d’une exigence maladive en tournage.

Son cinéma burlesque est basé sur un comique d’observation, quelque peu cruel, sans méchanceté, mais toujours dans la vérité du personnage. Aussi, ses 7 courts métrages et ses 6 longs métrages (en 45 ans !) sont comme un miroir tendu à la société française, celle d’avant-guerre (les courts métrages), puis d’après-guerre lors des « Trente Glorieuses » qui vit le changement radical de la société française : de la société rurale (Jour de Fête) à la société de consommation (Trafic).

Jacques Tati, tout au long de son parcours cinématographique, s’est toujours intéressé à la technique cinématographique, notamment celle de la création et de la restitution des sons (paroles, bruits d’ambiance, musique). Dès Les Vacances de monsieur Hulot (1953) il exécute un long travail sur la bande son afin de créer des plans sonores artificiels qui renforcent les images. Ainsi, Jacques Tati a créé son propre langage cinématographique : c’est sa marque inimitable.

Le critique André Bazin (1918/1948) a écrit à propos de Jacques Tati :« l’œuvre comique la plus importante du cinéma mondial depuis les Max Brothers et W.C. Fields »

P.S : En 2001, Jérôme Deschamps (petit cousin par alliance de Jacques Tati) et Macha Makeïeff (sa compagne) ont fondé avec Sophie Tatischeff « les Films de Mon Oncle » afin de gérer au mieux l’héritage cinématographique de Jacques Tati. Ainsi, la totalité de sa filmographie a été rassemblée en un magnifique coffret de DVD restaurés avec soins : Jacques Tati, l’intégrale. Indispensable !

Légende : Jacques Tati dans « Playtime »

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